Les médias se focalisent sur la violence qui vise les femmes. Pourtant, les premières victimes de violences sont les hommes. Sont-ils des êtres jetables ?
Par la sociologue grecque Maria Kouloglou.
Dans son analyse « Les femmes et le génocide au Rwanda », Aloisea Inyumba écrivait : « Le génocide au Rwanda est une tragédie aux répercussions profondes qui aura été particulièrement dure pour les femmes. Elles constituent désormais 70 % de la population, vu que le génocide a tout d’abord exterminé la population masculine. » En 1998, lors d’une conférence sur les violences domestiques organisée au Salvador, Hillary Clinton déclarait : « Les femmes ont toujours été les premières victimes des guerres. Les femmes perdent leurs maris, leurs pères, leurs fils aux combats. » Deux citations illustrant une tendance générale : aux yeux de beaucoup, les hommes sont des quantités négligeables. Telle est mon hypothèse de la « jetabilité masculine ».
Faire des hommes des êtres jetables consiste à moins se préoccuper de leur santé et de leur sécurité que de celles des femmes. Ce qui pourrait sembler surprenant vu tout l’accent mis, dans les sociétés occidentales contemporaines, sur l’oppression des femmes par les hommes. Comment concevoir que des sociétés construites par et pour les hommes aient fait de leur bien-être une question subsidiaire ? Sauf que cette façon de voir les choses est simpliste et atténue grandement la complexité du monde. Une étude publiée en 2016 dans la revue Social Psychological and Personality Science montre que les gens sont davantage disposés à sacrifier des hommes en temps de crise, mais aussi à les faire davantage souffrir en général. En 2017, une réplication de l’expérience de Milgram menée en Pologne tombait sur des données (non significatives) montrant que les participants avaient moins de scrupules à électrocuter les hommes que les femmes : « Il convient de noter, écrivent les auteurs, que, même si le nombre de personnes refusant d’exécuter les ordres de l’expérimentateur était trois fois plus élevé lorsque l’étudiant [la personne électrocutée] était une femme, la petitesse de l’échantillon ne nous permet pas de tirer des conclusions solides. »
Une étude publiée en 2000 révélait que, dans les cas d’homicides routiers, les chauffards étaient plus durement sanctionnés lorsqu’ils avaient tué des femmes. Dans une autre étude menée au Texas en 1991, les criminels étaient eux aussi soumis à de plus longues peines de prison lorsque leurs victimes avaient été des femmes. Quelques données laissent entendre que « les femmes et les enfants d’abord » demeure un principe appliqué par les sauveteurs lors des catastrophes naturelles. Des chercheurs en sciences sociales ont également montré que les médias se focalisent davantage sur les victimes femmes que sur les victimes hommes. Une différence particulièrement saillante lorsqu’il s’agit de femmes blanches.
Qu’on considère ce qui précède à la lumière de ce qui suit : les hommes ont beaucoup plus de risques d’être assassinés que les femmes et, dans certains cas, ils sont aussi plus susceptibles d’être victimes de violences physiques. Dans la plupart des pays, par rapport aux femmes, les hommes ont plus de risques de se suicider, d’être sans domicile fixe, d’être tués par la police et d’occuper des emplois dangereux. En outre, certains pays criminalisent spécifiquement l’homosexualité masculine et les gays sont visiblement plus susceptibles d’être victimes de crimes de haine. Les viols et les agressions sexuelles commis sur des hommes en temps de guerre semblent également plus fréquents que ce qu’imaginent la plupart des gens.
Pour autant, les médias se focalisent de manière écrasante sur la violence que subissent les femmes et il existe de nombreuses associations et organisations internationales spécialisées dans la protection des femmes et des filles. Trouver des ressources similaires pour mettre fin aux violences faites aux hommes relève d’une entreprise autrement plus difficile. Ce qui ne signifie pas que les hommes sont toujours plus accessoires que les femmes. Il existe en effet de nombreuses circonstances où les femmes sont elles aussi considérées comme des quantités négligeables, comme on le voit avec le phénomène des avortements sélectifs en Chine et en Inde. Reste que, si cela complexifie mon hypothèse, cela ne l’invalide pas.
Lorsqu’on les pousse à admettre que la violence faite aux hommes est largement normalisée et ignorée par rapport à celle que subissent les femmes, la réaction de beaucoup de gens consiste à essayer de justifier un tel déséquilibre. Par exemple, d’aucuns affirment que la violence à l’égard des femmes est « sexospécifique » et devrait donc être prise davantage au sérieux. Reste qu’une grande partie des violences que subissent les hommes est elle aussi « genrée ». Pendant le génocide rwandais, ce sont surtout les hommes et les adolescents qui ont été pris pour cible et tués en raison de leur sexe. […]
Une [autre] excuse, en général non explicitement posée mais fortement sous-entendue, voudrait que les hommes « méritent » leur sort. Après tout, si les hommes représentent la majorité des agresseurs, qu’on leur rende la monnaie de leur pièce. Dans un article de 2004 portant sur la violence dans la région de Ciudad Juárez, ville frontalière du Mexique, le politologue Adam Jones citait un article de Debbie Nathan du Texas Observer où l’on pouvait lire : « Les cadavres d’hommes abattus, massacrés et carbonisés sont retrouvés beaucoup plus fréquemment que les corps de femmes. Peu de gens semblent surpris, et encore moins outrés, par ce carnage d’hommes. »
S’appuyant sur ces arguments, Jones poursuivait :
« La procédure standard chez les universitaires et les militants féministes stipule que, lorsqu’on s’attaque à un phénomène social complexe comme le meurtre, certaines règles doivent être respectées. Pour le dire sommairement, les chiffres pouvant susciter de l’inquiétude et de la sympathie à l’égard des femmes – en l’occurrence, la forte augmentation des taux d’homicides de femmes à Ciudad Juárez – doivent être soigneusement distingués et présentés isolément. Les données menaçant de contrebalancer ou de contextualiser ce tableau, peut-être au détriment de l’importance accordée aux victimes femmes, doivent être ignorées ou occultées. D’où l’invisibilité des 90 % de victimes de meurtre à Juárez qui sont des hommes. (...) Cette stratégie féministe reflète et tire profit de croyances culturelles au sujet des hommes quasiment universelles. Les hommes sont considérés comme les victimes naturelles de la violence homicidaire, et ce, principalement pour deux raisons. C’est en partie parce que, dans la plupart des cas, les tueurs d’hommes sont d’autres hommes – et que cette violence relève, pense-t-on, d’un éternel masculin. Ensuite, les hommes sont considérés comme des victimes non innocentes. »
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