Egalité et Réconciliation
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L’Allemagne à la croisée des chemins

Il existe aujourd’hui, dans la dissidence française, une tentation de la simplicité à l’égard de l’Allemagne.

Du côté germanophobe, on souligne que l’affaire du Kossovo a été favorisée par Berlin, alliée en l’occurrence aux Etats-Unis. On a raison d’ailleurs, mais on devrait aussi se souvenir que tout en soutenant ouvertement l’opération du Kossovo, les Allemands ont en sous-main appuyé la partie russe lors des négociations finales. Du côté germanophile, on rappelle que Schröder a accepté l’alignement de son pays sur la position française lors de la deuxième guerre d’Irak. On a raison là encore, mais on devrait aussi se souvenir que dans le même temps, les services secrets allemands transmettaient des informations sensibles à leurs homologues américains.

On voit bien, à la lumière de ces deux exemples, que la position actuelle de l’Allemagne n’est pas simple. Elle est au contraire très complexe, polyvalente, fluctuante. Berlin n’est ni le serviteur de la haute finance mondialiste, ni son adversaire résolu. L’impression générale, en termes géostratégiques, est qu’à chaque fois que Berlin prend position officiellement dans un sens, elle fabrique une position officieuse en contrepoids.

Cet article vise précisément, en particulier à partir d’une analyse de la donne économique, à sortir de la tentation de la simplicité, pour comprendre cette Allemagne-puissance renaissante et paradoxale.

Effort, récompense et trahison

Quand on parle à un Français de la puissance économique allemande, il imagine généralement des cartels colossaux, des aciéries, le ciel gris de la Ruhr, un modèle de cogestion sécurisant et une population très prospère.

Autant de clichés qui ne correspondent plus à la réalité.

L’économie allemande est vivifiée par un tissu de moyennes entreprises. La Bavière grignote la position de la Ruhr comme cœur du capitalisme productif d’outre-Rhin. Les industries de transformation sont désormais l’essentiel de la puissance industrielle allemande (production industrielle : 220 % de la nôtre). Et si, grâce aux sacrifices consentis, l’Allemagne jusqu’en 2007 se portait très bien (modèle ultra-performant à l’export), la pauvreté, avec la casse de l’économie sociale de marché, y est désormais réelle : les statistiques officielles indiquent que 8 % des Allemands vivent en situation de pauvreté (4 % à l’Ouest, 20 % à l’Est), la « situation de pauvreté » s’entendant ici en termes absolus, c’est-à-dire l’impossibilité de garantir, même à très court terme, le maintien de conditions d’existence décentes.

Le Wirtschaftswunder (miracle économique), ce n’est plus pour tout le monde. En 2007, l’Allemagne allait économiquement très bien, mais les Allemands beaucoup moins bien. On ne le voit pas quand on voyage outre-Rhin, car en Allemagne, les pauvres se cachent. Mais en réalité, l’Allemagne connaît, elle aussi, une régression sociale très violente. C’est le pays où, pour faire régresser le chômage, on a massivement développé le précariat.

Petit flash-back, tout d’abord, pour comprendre comment on en est arrivé là. On peut remarquer d’emblée que la fragilisation de l’économie allemande à partir de la fin des années 90 fut en grande partie la conséquence de deux décisions européennes :
-  L’union monétaire, qui a imposé à l’Allemagne une politique monétaire restrictive (pour éviter que le passage à l’Euro ne détruise la solidité de la zone Mark), et cela au moment précis où la RFA devait absorber la RDA ;
-  La règlementation européenne, qui en imposant le démantèlement de la couverture publique du système bancaire, a considérablement fragilisé le modèle du capitalisme rhénan à l’Allemande. Voilà matière à réflexion pour ceux qui pensent que Bruxelles n’est qu’un faux-nez de Berlin. Disons que si c’est un faux nez, alors c’est un faux nez qui fait mal à celui qui le porte !

Cela dit, au-delà des décisions de Bruxelles, c’est la confrontation avec les pays émergents, sur les marchés d’exportation, qui a obligé l’Allemagne à remettre en cause son « économie sociale de marché », pour adopter des réformes d’inspiration néolibérale. L’Allemagne a relevé ce défi, au prix d’un durcissement certain de son modèle social.

C’est que Berlin a absolument besoin de ses marchés d’exportation. L’Allemagne est encore la première puissance exportatrice mondiale en termes de marchandises et de services non financiers. Mais c’est aussi une puissance menacée : elle va bientôt perdre son rang, la Chine la rattrapant à toute vitesse. Sur l’échiquier économique mondial, échiquier sur lequel joue le patronat allemand, il faut maintenant faire vite pour se préparer à la transition vers un monde post-américain, où l’Asie deviendra le nouveau centre de gravité de l’économie-monde. Toute la politique allemande doit être interprétée au regard de cette réalité.

Cette politique a consisté, en substance, à démanteler l’économie sociale de marché sans toucher aux fondements de la cogestion. Il y a donc eu consensus apparent des Allemands, si l’on ose dire, pour se faire mal. Paradoxe aisé à décrypter : d’une part certains fondamentaux anthropologiques subsistent, qui font qu’il est très difficile pour les Allemands de se rebeller ; d’autre part le système de cogestion est lui-même devenu une coquille vide, puisque les taux de syndicalisation sont retombés à un niveau presque comparable à la situation française.

Plus profondément, depuis sa défaite en 1945, le peuple allemand, et ses classes dirigeantes sur ce point en accord avec lui, considèrent implicitement que l’Allemagne doit accepter de jouer avec des règles qu’elle ne fixe pas, et sur lesquelles elle a peu d’influence. Quand ils acceptèrent le passage de l’économie sociale de marché au néolibéralisme (réforme du marché du travail, flex-sécurité avec sécurité faible), les Allemands, collectivement, se voulaient, désormais, les « bons élèves » de la classe néolibérale (tout comme la RFA avait été le « bon élève » de la classe social-démocrate, et la RDA le « bon élève » de la classe communiste).

Ici, les fondamentaux anthropologiques jouent évidemment un rôle non négligeable (culture du consensus, exigence d’unité). Nous n’entrerons pas dans les détails de cet aspect culturel et anthropologique, mais retenons cependant bien ce point, car il n’est pas sans importance s’agissant de la manière dont les Allemands vont percevoir la crise actuelle : entre 1995 et 2005, l’Allemagne s’est fait mal pour être le « bon élève », et s’adapter aux règles du jeu, sachant qu’elle reconnaît ne pas avoir le droit de les définir, et assez peu la possibilité de les influencer. Donc comment va-t-elle réagir, si ayant joué le jeu, elle n’en retire plus les fruits ?

Car la crise qui vient va empêcher l’Allemagne de tirer profit de l’investissement qu’elle a consenti en durcissant son modèle social… Jusqu’à la crise, Berlin pouvait en somme s’y retrouver. Grâce à la politique d’austérité, l’Allemagne est parvenue à renouer avec la croissance, une fois la RDA absorbée. Elle exportait en 2007 10 % de sa production vers les pays émergents (France : 3 %). Elle a retrouvé une zone d’influence économiquement incontestable dans l’Europe balkanique. Les firmes allemandes ont effectué une percée impressionnante aux USA.

L’Allemagne s’est redonné un modèle d’exportation fiable, les entreprises allemandes pratiquant l’outsourcing des produits semi-finis vers l’Asie pour les fonctions ne demandant pas une main d’œuvre très qualifiée, avant de réexporter des produits finis vers les USA, certains pays émergents et la zone d’influence est-européenne.

La crise économique de 2008 est venue percuter cette Allemagne en relativement bonne santé, mais fragilisée par la déstructuration latente de son modèle capitaliste rhénan. Les banques allemandes ont été frappées de plein fouet, elles qui étaient déjà vulnérabilisées par la règlementation européenne et la démolition de l’ancien modèle rhénan banque/industrie – caisses d’épargnes garanties par l’Etat. Si les entreprises allemandes disposent de capacités d’autofinancement bien meilleures que la moyenne européenne, elles souffrent de l’effondrement de leurs marchés d’exportation, en particulier les USA et les pays d’Europe de l’Est frappés de plein fouet par l’implosion de la bulle de l’endettement. Pour un pays qui n’est pas autosuffisant en termes de matières premières et alimentaires, et dont le marché intérieur est peu dynamique (du fait de l’implosion démographique), la perte des marchés d’exportation est une catastrophe.

Comment l’Allemagne va-t-elle réagir ? Elle a joué le jeu. Elle l’a bien joué. Elle perd quand même. Y aurait-il rupture du contrat symbolique entre vainqueurs et vaincus de 1945 ?

La bascule faussée

Le discours officiel est, comme on pouvait s’y attendre, que l’Allemagne doit s’en sortir par le renforcement des solidarités européennes. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour deviner qu’il ne s’agit là que de propagande. On se souviendra à ce propos qu’à l’automne 2005 (donc quelques mois après le « non » français au traité européen), Angela Merkel tout juste nommée remonta le taux de TVA allemand de trois points, pénalisant ainsi les exportations françaises. C’est cette décision brutale, non concertée, qui explique en partie la dégradation de notre balance commerciale avec l’Allemagne. Voilà qui en dit long sur la « solidarité européenne ».

En réalité, les Allemands n’ont jamais été dupes de la construction européenne. Ils l’ont instrumentalisée froidement, mais elle ne les a jamais empêchés de jouer la carte du multilatéralisme extra-européen, avec, en particulier, une politique de bascule permanente entre l’Ouest (la France, l’Angleterre et les USA) et l’Est (la Russie). Reconnaissons leur donc cet avantage qu’ils sont très prévisibles : ce sont des pragmatiques. En toute circonstance, ils poursuivent leurs intérêts bien compris. Essayons de voir où cela va les mener.

En 1990, la Russie a reconnu la pleine souveraineté de l’Allemagne. Peu après, ses troupes ont achevé de quitter le territoire allemand. Depuis cette date, Berlin s’est par contre soigneusement gardée de poser la question de la présence américaine (dont on ne voit plus très bien à quoi elle sert, sinon à occuper militairement un protectorat). Certains, en France, ont voulu y voir la preuve d’un axe Washington-Berlin structurel et indissoluble : interprétation qui mériterait sans doute d’être mise en perspective, l’alliance entre un occupant et un occupé étant tout de même quelque chose d’assez étrange.

En fait, tout le problème est de savoir de quoi l’on parle, lorsque l’on dit : « L’Allemagne ». Parle-t-on des élites allemandes ou du peuple allemand ? Parle-t-on, au sein du peuple allemand, des Allemands de l’Ouest ou des Allemands de l’Est ? Du précariat en développement ou des classes moyennes en implosion ? Parle-t-on, au sein des élites, des classes dirigeantes politiques ou économiques ? S’agissant des classes dirigeantes économiques, parle-t-on des dirigeants du secteur financier (très liés aux intérêts anglo-saxons) ou de ceux du secteur industriel (beaucoup plus libres de leurs allégeances) ? Et encore ces catégories explosent-elles dès qu’on les regarde de près. Certains patrons allemands appartiennent aux réseaux de la fondation Bertelsmann, totalement intégrés à ceux de la haute finance anglo-saxonne. D’autres siègent dans l’Ost-Aussschuss der Deutschen Wirtschaft (comité Est de l’économie allemande), véritable lobby patronal pro-russe. Certains cumulent même les deux casquettes. Visiblement, parler des élites allemandes comme si c’était quelque chose d’unitaire, c’est ignorer des ruptures et des ambivalences, simplifier arbitrairement.

Voici donc une thèse, ou plutôt une image représentative d’une thèse, qui a quelque chance de saisir le réel dans sa complexité. Imaginons que l’Allemagne soit une bascule. Sur un plateau de la bascule, il y a les USA. Sur l’autre, il y a la Russie. Les USA pèsent, pour l’instant, beaucoup plus lourd que la Russie. Mais la bascule est faussée : elle a tendance à pencher plus ou moins d’un côté ou de l’autre, en suivant ses intérêts propres.

Malgré tout, sur le plateau américain, on laisse faire pendant les années 90, parce qu’on se dit qu’en attirant la Russie sur l’autre plateau de la balance, l’Allemagne va servir de maillon central au cœur d’une chaîne qui arrimera la Russie aux intérêts occidentaux. C’est la période où Eltsine laisse les grandes banques anglo-saxonnes piller son pays. C’est aussi une époque où les USA, qui se sentent en position de force à l’échelle globale, se croient en situation d’instrumentaliser la « bascule » allemande. La fondation Bertelsmann et la fondation Atlantik Brücke (en gros l’équivalent allemand de la French-American Foundation) favorisent la politique russe de Berlin, parce qu’elles pensent encore que l’Allemagne est un simple pion dans le jeu des puissances anglo-saxonnes.

Arrive l’année 2000. A Moscou, Poutine remplace Eltsine. Pour l’Allemagne, c’est une opportunité extraordinaire. Le colonel du KGB V. Poutine a été en poste en Allemagne de l’Est dans les années 80. Il ne fait pas mystère de son tropisme pro-allemand. La coopération germano-russe prend donc, à partir de ce moment, un tour nouveau.

Or, Poutine est entendu fort et clair à Berlin. L’Ost-Aussschuss der Deutschen Wirtschaft (comité Est de l’économie allemande) est une émanation du haut patronat industriel allemand. On lui doit quelques gestes spectaculaires (dont l’ouverture de la chambre de commerce germano-russe, en 2007, qui officialise que la coopération économique entre les deux pays est maintenant structurelle). Mais derrière ces gestes spectaculaires, il y a, surtout, de très nombreux partenariats stratégiques entre géants industriels des deux puissances, partenariats organisés à partir de 2002 par la Deutsch-Russische Strategische Arbeitsgruppe (groupe de travail stratégique germano-russe), une structure voulue personnellement par Vladimir Poutine et Gerhard Schröder. Les résultats sont impressionnants. Actuellement, on estime à 5 000 le nombre d’entreprises allemandes présentes sur le sol russe. L’Allemagne pèse près de 20 % de l’investissement étranger en Russie. Si la Russie ne représente encore que 4 % environ des exportations allemandes (contre 10 % pour les USA), le potentiel d’échange entre les deux pays est gigantesque, et toutes les structures sont mises en place pour qu’il se développe. Actuellement, seule l’Italie est (sans doute provisoirement) en avance sur l’Allemagne dans le développement des liens Europe-Russie.

A partir de 2003, les dirigeants américains commencent à réaliser qu’ils peuvent tomber dans le piège qu’ils croyaient tendre à Moscou. Au lieu d’être le maillon qui arrimerait la Russie à l’Occident, l’Allemagne risque de devenir le maillon arrimant… l’Europe à la Russie. Tout se passe comme si, en se laissant instrumentaliser par les USA, l’Allemagne était en train de se mettre en situation de s’appuyer sur l’ancien occupant russe, devenu partenaire commercial favorisé, pour remettre en cause à terme la tutelle américaine elle-même. Le plan mondialiste d’un réseau dominé par la finance anglo-saxonne a permis d’incuber des relations qui échappent à cette finance organisatrice. Frankenstein se retourne contre son créateur, l’apprenti sorcier est dépassé par ses créatures, choisissez votre cliché.

En 2005, les réseaux atlantistes, dont l’influence reste prépondérante en Allemagne, organisent la chute de Schröder, fragilisé par la révolte de l’aile gauche du SPD (en guerre contre les réformes lancées par ce chancelier quasi « social-libéral »). La CDU/CSU revient au pouvoir, dans le cadre d’une grande coalition (une formule qui fonctionnera correctement, le SPD, débarrassé de son aile gauche par la création de Die Linke, devenant en quelque sorte la caution « de gauche » d’un gouvernement « de droite »). La presse populaire allemande type Bild (sous domination des groupes de médias anglo-saxons) achèvera ensuite de consolider la popularité de Merkel (cette même presse s’étant par ailleurs montrée très dure avec Schröder, à partir de 2002 – le hasard fait bien les choses). La finance anglo-saxonne, donc, reprend le contrôle de l’appareil d’Etat allemand. Et les élections de 2009, « gagnée » par Merkel du fait de l’effondrement de son « allié/adversaire » SPD, viennent confirmer la viabilité de la formule de contrôle adoptée par les intérêts atlantistes.

Et pourtant, rien n’est joué.

D’abord, la victoire de Merkel a un goût bizarre. Elle résulte d’un effet d’optique : la droite d’affaires allemande s’impose grâce à la radicalisation d’une partie de la gauche. Et puis cette démonstration de fabrique du consentement ne renvoie, en fait, qu’à la puissance des instruments médiatiques (la campagne du FDP, parti charnière, a été un assez extraordinaire modèle de dépolitisation du débat, sur fond d’américanisme non dissimulé).

Ensuite, et c’est le plus important, quoi qu’il en soit de l’aspect électoraliste et politicien, de toute manière, la partie est loin d’être gagnée pour les intérêts atlantistes. Leur contrôle sur le gouvernement n’implique en effet pas nécessairement un contrôle sur la gouvernance. En Allemagne, du fait des choix effectués dès les années 50 (choix soutenus par les USA, qui à l’époque y avaient intérêt), le poids de l’Etat dans les processus de décision économique est relativement faible. En pratique, ce sont les organisations patronales, très structurées, qui déterminent les orientations de la politique économique de Berlin. On dit parfois, pour décrire ce processus, que si l’Allemagne était une usine, le chancelier serait le veilleur de nuit, et certainement pas le directeur.

Or, le patronat allemand obéit avant tout à des logiques de rentabilité. Si les USA implosent, une fois le dollar coulé, le marché russe sera, pour l’industrie allemande en quête de débouchés solvables, potentiellement plus intéressant que le marché américain.

Les deux économies sont parfaitement complémentaires : l’Allemagne a la technologie, un appareil productif d’une efficacité hors de pair, mais elle manque de matières premières, d’énergies fossiles et doit par ailleurs garantir ses marchés d’exportation (entre autres vers l’Europe centrale et balkanique, zone d’influence allemande traditionnelle). La Russie a besoin de technologie et de machines-outils, elle peut exporter des matières premières, des hydrocarbures, et son accord est indispensable pour que l’influence allemande se déploie en Europe centrale et balkanique. Comment les deux puissances pourraient-elles ne pas voir qu’elles ont intérêt à collaborer ?

L’Ost-Aussschuss der Deutschen Wirtschaft est toujours en activité, et apparemment, ne chôme pas. Le projet de gazoduc direct Russie-Allemagne, par voie sous-marine, contournant les pays baltes et la Pologne, n’a pas été suspendu, malgré les énormes pressions des alliés américains dans la région (Lettonie, Pologne). On remarquera à ce sujet deux détails révélateurs. D’une part, on se souviendra de l’étrange concomitance de l’interruption des livraisons de gaz via l’Ukraine et des difficultés de Merkel à faire accepter par le haut patronat allemand la politique de relance financière voulue par Londres, fin 2008/début 2009. D’autre part, on relèvera que Merkel a fait de la remise en cause de l’abandon du nucléaire (décidée par Schröder en 2001) une de ses priorités (sans doute annoncera-t-elle cette décision après les élections régionales prévues en 2010). Je vous laisse additionner deux plus deux.

Tout se passe comme si une lutte d’influence souterraine avait lieu au sein des élites allemandes, entre des réseaux atlantistes qui pensent d’abord à l’ancrage de l’Allemagne au sein du bloc occidental, et des réseaux pro-russes, moins politiques qu’économiques, qui veulent un rééquilibrage de la « bascule » allemande dans un sens pro-russe. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre la situation actuelle de l’Allemagne : ni alignement complet sur l’axe Atlantique, ni rébellion ouverte contre le protecteur/occupant américain. Plutôt une renégociation permanente au sein des élites du pays, chaque camp marquant des points selon l’évolution générale de la situation géopolitique.

Paris – Berlin – Moscou ?

Il paraît très probable que c’est la ligne russe qui l’emportera. Non que l’Allemagne se désarrime totalement de l’Occident, mais plutôt parce que les réalités de l’économie productive, dans un pays dont la substance est pratiquement devenue l’industrie, ne peuvent pas ne pas s’imposer, pour finir. L’Allemagne aura un jour un commerce avec l’espace russe comparable à celui qu’elle entretient avec les USA, et ses intérêts commerciaux feront dès lors qu’elle tiendra une position d’équilibre, par la force des choses. L’atlantisme d’Angela Merkel, au final, ressemble de plus en plus à un combat de retardement, la défense d’un libre-échangisme mondialisé en pleine implosion, contre l’émergence forcée d’une économie-monde polycentrique, organisée par grandes zones régulant leurs échanges par des accords d’Etat à Etat. Les atlantistes sont encore les plus forts, mais ils rament à contre-courant.

Quelle Allemagne naîtra de cette Ostpolitik renouvelée ? Comment la France doit-elle se positionner en réaction à cette évolution prévisible ?

Cette stratégie allemande tournée vers la Russie présente un visage extrêmement ambigu pour qui n’a pas saisi la nature des relations internationales structurées par le capitalisme polycentrique en cours de formation.

Elle peut être vue, si on raisonne « à l’ancienne », comme une sorte de colonisation mutuelle. D’un côté, l’Allemagne entre dans une stratégie de conquête commerciale, s’imposant en particulier comme le fournisseur principal de la Russie en machines-outils (l’autre grand producteur mondial, le Japon, ayant des relations difficiles avec Moscou). D’un autre côté, Berlin est dépendant des hydrocarbures, et la stratégie russe en a tiré profit : le pipeline Baltique qui doit alimenter l’Allemagne garantit la dévulnérabilisation de l’approvisionnement allemand (diversification des fournisseurs). Mais il implique, aussi, l’entrée en dépendance de l’Allemagne à l’égard de la Russie. Colonisation mutuelle, donc, pour qui raisonne « à l’ancienne ».

En revanche, pour qui a intégré le mode de fonctionnement de l’économie mondialisée dans le cadre polycentrique qui semble devoir s’imposer à moyen terme, il ne s’agit pas de colonisation mutuelle mais d’adossement des souverainetés. En effet, chacun des deux partenaires ne tient en dépendance son vis-à-vis que dans l’exacte mesure où, sur un plan complémentaire, il le tient de son côté en dépendance symétrique. Derrière la coopération croissante entre l’industrie allemande et sa contrepartie russe, on voit donc s’esquisser un nouveau modèle des relations économiques intercontinentales – un modèle qui échappe tout à la fois aux pensées strictement mondialistes et strictement protectionnistes. Un modèle, en somme, qui esquisse ce que pourraient être les relations internationales au plan économique, une fois la mondialisation libérée du projet mondialiste. C’est en ce sens, probablement, qu’il faut interpréter la politique de partenariat germano-russe : non une simple alternative au protectorat US pour l’Allemagne, mais l’élaboration d’un modèle adapté au monde post-américain.

La France a une carte à jouer dans ce jeu. Berlin, en effet, sait très bien que ce modèle d’adossement des souverainetés n’est pas pérenne, si l’Allemagne va seule négocier en Russie. Il ne faut pas oublier, à ce propos, que Moscou a mis une condition sine qua non à sa reconnaissance de la pleine souveraineté allemande, en 1990 : que Berlin ne se dote jamais d’armes nucléaires. C’est pourquoi les classes dirigeantes allemandes, tout en négociant avec Moscou dans un cadre bilatéral, restent ouvertes à la définition d’une politique européenne commune à l’égard de la Russie (la CDU/CSU étant plus « européiste » en la matière, tandis que le SPD est plus « bilatéral » - mais même les pro-russes restent ouverts à une politique européenne concertée). L’Allemagne est un géant économique, elle est redevenue une puissance moyenne pesant sur la scène mondiale, mais face à la Russie, elle n’a pas la taille critique pour établir une relation de dépendance mutuelle réellement équilibrée – et cela, à Berlin, on en a parfaitement conscience.

Il faut donc bien voir que dans ce cadre, les classes dirigeantes allemandes n’ont pas besoin d’une France faible. Si le protecteur américain, de plus en plus coûteux, de plus en plus brutal, est obligé de se retirer d’Europe pour gérer sa faillite et l’implosion de son empire, l’Allemagne retrouvera certes une marge de manœuvre considérable. Mais les Allemands sont trop conscients des rapports de force pour ne pas voir qu’ils ont besoin d’une France arrimée à eux sans doute, mais aussi capable de faire contrepoids à Moscou.

Dans le monde post-américain qui s’esquisse, la bonne compréhension de cette donne dessine, déjà, en filigranes, ce que pourrait être l’Europe de demain, une fois le monstre technocratique bruxellois démantelé ou radicalement réformé : un système d’alliances structurelles, atteignant la taille critique pour négocier des adossements de souveraineté avec les grands acteurs planétaires. Pour la solidité du partenariat franco-allemand, ce sera d’ailleurs plus efficace qu’une illusoire unité européenne, derrière laquelle, en réalité, chacun met l’extension au continent de ses références propres – et largement incompatibles avec celles du partenaire (fédéralisme contre centralisme, espace d’influence est-ouest contre espace de convergence nord-sud, cogestion contre modèle étatique).

C’est dans cette optique qu’il faut considérer la relation franco-allemande, si l’on veut sortir de la tentation de la simplicité. Affirmer que « l’amitié franco-allemande » est indéfectible sous prétexte que Mitterrand et Kohl nous ont aimablement confirmé que personne ne voulait refaire Verdun, c’est gentiment ridicule. Il n’y a pas d’amitié entre puissances, il n’y a que des partenariats. Mais on ne peut prétendre à l’inverse que l’Allemagne ne serait qu’un « pion » du mondialisme américanomorphe alors qu’elle développe, depuis vingt ans, des relations commerciales structurelles avec la Russie dans une perspective équilibrée. Nous n’avons là qu’une autre erreur, une autre simplification abusive.

Il est temps d’inventer pour la France sa propre « politique de la bascule », entre espace européen, espace atlantique et espace méditerranéen. Ce pragmatisme français ne peut que conforter le pragmatisme allemand, pour qui voit les choses avec recul. Et il ouvrira des pistes autrement plus fructueuses qu’une construction européenne qui, c’est désormais évident, est le faux nez non de l’Allemagne puissance, mais bien de l’Empire de la finance mondialisée.

Si, souhaitons-le, Sarkozy et compagnie passent à la trappe un jour prochain, il sera temps de nous mettre, nous aussi, à la Realpolitik.

Michel Drac, E&R Ile-de-France