À l’occasion du plan anti-« personnes qui se livrent à une alcoolisation récurrente » lancé par l’adjoint chargé de la sécurité à la mairie d’Angoulême, à savoir des grillages autour de neuf bancs publics, qui ont déchaîné les passions de nos compatriotes humanistes sur Internet, nous avons retrouvé une vidéo qui avait déclenché la même vague d’indignation sur les réseaux sociaux il y a un an. On y voit un clochard, ayant élu domicile (un peu trop fixe) devant les prestigieuses Galeries Lafayette, se faire malmener par des policiers, devant des badauds qui filment la scène en poussant de petits cris d’indignation. C’est sûr que la misère a reculé d’un pas de géant, ce jour-là.
Profitons de l’occasion pour rappeler la fonction sociale du clochard. Le clochard, qui contre un repas faisait sonner les lourdes cloches de Notre-Dame, est aujourd’hui le résultat ultime de la violence sociale latente : inutilité, dépouillement, dépression, alcoolisation, désocialisation. Il se, on le métamorphose en poubelle. C’est l’homme-déchet, exemple exhibé devant tous par le système pour calmer les velléités des révoltés en puissance. Un panneau de signalisation vivant : « Voilà où mène l’insoumission. Avis aux intéressés. » Une torture publique qui distille la peur et impose la soumission sociale.
Ceux qui crient « c’est dégueulasse » en sourdine, n’interviennent pas contre la violence sociale révélée, mais filment, afin de dénoncer. C’est le résidu de révolte molle, la petite phrase lancée dans le dos d’un passant, prononcée juste assez fort pour les autres lâches, mais pas trop, sinon la police pourrait entendre. Signe que tout le monde est maté. Témérité minuscule psalmodiée pour soi, pour sa propre conscience.
Il y a la violence, et les spectateurs de la violence
Les citoyens dans leur ensemble – nous reviendrons sur les exceptions – ont été dénervés : ils n’ont plus ni courage, ni révolte, ni réaction. L’acceptation de la domination, malgré les apparences, n’étant pas une preuve de courage, mais de fatalisme. Toute possibilité de colère sociale a été anéantie. C’est pour cela qu’un fou ou une bande de salauds peut agresser tranquillement une fille dans le RER. L’occidental moyen, par définition, ne risque pas sa peau pour les autres : elle est bien trop précieuse. Les exceptions ? Activistes politiques, syndicalistes radicaux, supporters ultras, truands violents, sportifs lucides, secouristes entraînés, et plus récemment, chrétiens en colère.
On sait tous que notre société est faite pour les riches, et contre les pauvres, même si elle a besoin de pauvres (travail, consommation). Là, on en a une preuve éclatante. Mais de grâce, que personne ne fasse semblant de le découvrir. Les clochards n’ont aucun droit, car ils n’ont aucuns revenus. Et ne peuvent même pas exploiter leur pouvoir de nuisance… sauf quand ils emmerdent les pompiers. Une manif de clochards, titubant, rotant, et trébuchant ? Grotesque. Socialement, ils sont tout en bas, au niveau de l’animal de compagnie, puisque ce sont des sous-hommes, et pas de compagnie : ils puent, sont amochis (devenus moches), défoncés, et rarement dangereux. Disons « animal de compagnie forcée ou désagréable ».
Le match Lâcheté contre Violence
La rencontre entre la lâcheté généralisée et la violence sociale rendue soudain visible (flics qui tabassent un sac à puces) provoque des situations cocasses. Quand un SDF squatte une entrée d’immeuble chic, personne n’ose le re-jeter dehors. Retourner d’où il vient ? C’est-à-dire nulle part, sinon le froid, la galère, l’antichambre du cimetière. Ou plutôt la fosse commune. Les bourgeois, qu’ils soient de droite ou de gauche, hésitent à appeler la force publique pour déloger une merde non pas humaine, mais de la société. Car c’est la société qui chie des SDF. Un système tourné vers le profit, profit de peu sur le dos de beaucoup, produit immanquablement de la misère. Le frigidaire, pour maintenir son froid, produit de la chaleur. La société, pour maintenir son profit et sa hiérarchie sociale qui le sous-tend, produit du SDF. Quand nos économistes disent « profit, profit », il faut entendre « misère, misère ».
Certes, à l’instar des poubelles jaunes et vertes, il y a un camion benne pour clochards qui gênent. Un ramassage discret, dans la nuit du petit matin, loin des yeux et des oreilles. C’est la poubelle grise, du bus du même nom. Notre société occidentale est devenue tellement dure avec les perdants (qui cassent le moral des autres mais entretiennent la peur du déclassement) de la guerre civile économique, que la liquidation physique et la crémation de ces déshumanisés ne poserait pas tant de problèmes. Après quelques cris d’orfraie venus de la gauche d’en bas.
Nous vivons bien dans un camp de concentration, mais dilué, et sans barbelés, où la voiture-balai fait chaque matin sa moisson de morts-vivants que sont nos zonards. Les sociologues diront qu’ils sont le produit de violences intrafamiliales, de l’échec scolaire induit, et d’un mix de dérive intime et sociale. Drogue, viol, alcool, chômage, manche, ils sont nos cumulards d’en bas, comme il y a les cumulards d’en haut : hommes politiques multipostes, membres de conseils d’administration multi-jetons. SDF, ou le négatif absolu du dominant. Miroir craignos de nos héros.
La crise nous rapproche du Diable
Ceux qui réprouvent les méthodes hitlériennes (liquider discrètement les clochards, les fous et les handicapés) devraient jeter un œil dans nos « récupérateurs » à SDF, nos asiles et institutions spécialisées, sans oublier les prisons, qui en absorbent un paquet. Et pourtant, la France s’en sort plutôt bien de ce côté. En Arabie saoudite, c’est pas la même chanson : on mange par terre, attaché à poil comme une bête. Les asiles qui rendent fous ! Chez nous, un bon tiers des personnes à la rue souffre de troubles mentaux, proportion que l’on retrouve dans les prisons. Mais il n’y a plus de place dans les HP, ces services publics même pas rentables. Non seulement les fous sont notre honte, mais en plus ils nous coûtent du fric. Au moins en Afrique s’occupe-t-on bien des fous et des vieux, dit le cliché populaire de gauche. Oui, quand on ne jette pas à la rue les shegués, ces pauvres mômes qu’on soupçonne d’être des démons.
Les policiers appelés par les Galeries Lafayette n’ont qu’un tort : devoir faire le boulot devant des hypocrites, pour qui la violence a été confinée « à la télé ». Là, dans le réel, il n’y a pas de télécommande. Ah si, les petites consciences portables. C’est pour cela qu’ils ont filmé, distancié, télé-visualisé la scène. Quand la violence sort de la télé, on la renvoie vite à la télé. La violence sociale est habituellement contenue, mais parfois, des bulles crèvent la jolie peau de la société parfaite. Et c’est contre ça que les bonnes âmes s’offusquent. Les policiers ont beau neutraliser et évacuer rapidement le Morlock, créature cannibale venue des tréfonds de la terre, résurgence de La Machine à explorer le temps de H.G. Wells, les Eloïs que sont nos bourgeois indignables ont eu le temps de craindre pour leur tranquillité visuelle et mentale. Ils reprochent alors aux autorités non pas de ficeler le monstre, mais de laisser voir l’indicible violence, nécessaire à leur confort, condition sine qua non de leur bonheur.
De manière plus générale, quand une arrestation musclée a lieu devant ses yeux, la population prend fait et cause pour la victime des violences policières, même quand il s’agit d’un véritable agresseur. Inversement, quand elle subit une agression, cette même population s’en va pleurer au commissariat, se demandant ce que font les forces de l’ordre. La raison sous-jacente de ce double discours absurde de la part de citoyens qui d’un côté réclament de la sécurité et de l’autre récusent leur police, est à trouver dans la dévalorisation de cette institution par l’idéologie gauchiste depuis les événements de Mai 68.
La gauche a fait de la police la main armée d’un fascisme d’État inexistant, alors que le fascisme existait, mais ailleurs : dans le noyau dur de ceux qui prenaient le contrôle occulte de cet État. La Police, dont la réputation a été piétinée, souffre à l’image de sa cousine Justice d’un manque de moyens et d’effectifs flagrant, et voulu. Ceux qui hurlent au fascisme dès qu’un casseur ou un SDF dont la place est en HP se fait appréhender par les forces de l’ordre, régurgitent la propagande officielle préparée à cet effet par le vrai pouvoir. Qui a notamment la main sur les médias, ces relayeurs fourbes de la propagande. Les décideurs qui ont insufflé aux gens le dégoût de l’ordre, exploitent le désordre moral qui en découle. La police française n’est pas fasciste : c’est le pouvoir jamais nommé qui lui a collé cette étiquette, afin de démocratiser sa propre image.