Libération révèle le rôle central de François Thierry, ancien numéro 1 de la lutte antidrogue, dans l’importation en France de plusieurs dizaines de tonnes de cannabis en lien avec un des plus gros trafiquants européens. Un système d’une ampleur inédite qui s’apparente à un trafic d’État.
C’est un scandale qui risque de provoquer une déflagration au sommet de la police judiciaire. L’ancien patron de l’Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants (Ocrtis), François Thierry, est soupçonné d’avoir laissé entrer en France plusieurs dizaines de tonnes de cannabis au cours des dernières années, avec la complicité d’un des plus gros trafiquants européens, recruté par ses soins. Visage de la lutte antidrogue française depuis 2010, le commissaire avait pris l’habitude de poser devant ses plus belles saisies, aux côtés des ministres de l’Intérieur successifs, Claude Guéant, puis Manuel Valls et Bernard Cazeneuve. Que savaient ces derniers des méthodes de François Thierry ? Ont-ils cautionné ce trafic d’État ? De nouveaux éléments et un témoignage accablant recueilli par Libération dévoilent l’ampleur de ce système, dont l’existence pourrait mettre en péril des dizaines de procédures judiciaires. Contacté dimanche matin, le ministère de l’Intérieur n’a pas souhaité réagir avant la publication de notre enquête.
Le déclic
Le système a déraillé brutalement le 17 octobre à Paris. Ce soir-là, la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) met la main sur 7,1 tonnes de cannabis entreposées dans trois camionnettes garées boulevard Exelmans, dans le XVIe arrondissement. Une saisie record pour la capitale. Le lendemain, François Hollande se déplace en personne au siège des douanes pour saluer ce « coup fatal » porté aux trafiquants. Mais l’enquête ouverte le jour-même par le parquet de Paris, confiée à la Juridiction interrégionale spécialisée (Jirs), va réserver quelques surprises.
La vidéo du service des Douanes, en musique, sur cette énorme saisie :
Une facture retrouvée dans une des camionnettes et des traces ADN permettent rapidement de remonter jusqu’à un certain Sofiane H., bien connu des services de police. L’homme habite justement boulevard Exelmans, dans un penthouse de 300 m2 avec piscine intérieure, dont le loyer de 9 000 euros est réglé chaque mois en cash. Mais il a surtout la particularité d’être un indic de l’Ocrtis, dûment immatriculé au Bureau central des sources. Un informateur au pouvoir exorbitant, directement traité par le patron de l’Office, et capable d’importer chaque mois plusieurs tonnes de shit en « livraison surveillée ». Cette technique d’enquête, très prisée des services de stups, permet de laisser passer de la drogue sous le contrôle d’un magistrat, afin de démanteler des réseaux de revendeurs à l’arrivée. Une technique légale. Sauf qu’en l’espèce, Sofiane H. semblait bénéficier d’une protection en haut lieu, ce qui lui permettait de poursuivre ses activités sans jamais être inquiété.
L’affaire d’Exelmans est jugée d’autant plus sérieuse par le parquet que la drogue saisie à Paris fait partie d’un lot beaucoup plus important. Trois jours plus tôt, les douanes avaient déjà intercepté 1,9 tonne de cannabis sur l’autoroute A11, en direction de Nantes. Puis quelques jours plus tard, 6,2 tonnes sont saisies dans une fourgonnette en Belgique. À chaque fois, la marchandise a la même origine. Pour le seul mois d’octobre, plus de 15 tonnes sont donc passées par le même canal sans aucun encombre. Avant que les douanes, avisées par un mystérieux informateur, ne fassent capoter l’opération.
Quel rôle a joué Sofiane H. dans ce trafic ? Et surtout, quelle était la nature de sa relation avec François Thierry pour bénéficier d’une telle impunité ? Après quatre mois de cavale, le trafiquant est finalement interpellé le 22 février en Belgique. Un témoin tellement exposé que le parquet a jugé bon d’envoyer les gendarmes d’élite du GIGN pour aller le chercher en hélicoptère lors de son extradition. Une première en Belgique, quelques jours avant le rapatriement de Salah Abdeslam dans les mêmes conditions. Entendu depuis à deux reprises par les enquêteurs, Sofiane H. est resté très évasif, laissant simplement entendre qu’il avait toujours agi sous les ordres de l’Ocrtis.
Le recrutement
Le parcours de Sofiane H. est à la mesure du scandale qui couve depuis la saisie record du boulevard Exelmans. L’homme peut en effet se targuer d’être le plus gros importateur de cannabis en France, ni plus ni moins.
Dès la fin des années 90, à seulement 20 ans, il est déjà considéré comme un des barons du trafic international entre le Maroc, l’Espagne et la France. Recherché pour l’importation de plusieurs tonnes de shit, il est condamné en 2002 à cinq ans de prison, puis à dix-huit ans pour avoir continué à trafiquer depuis sa cellule. Sur une écoute téléphonique, on l’entend menacer un de ses acolytes de « lui trouer les genoux avec une perceuse » après le vol présumé d’une tonne et demie de marchandise. Quelques mois plus tard, il parvient à s’évader de la prison de Metz lors d’un transfert et s’installe dans le sud de l’Espagne. Une période faste au cours de laquelle Sofiane H. se refait rapidement un nom dans l’élite du trafic international.
Mais après avoir échappé à plusieurs coups de filet, le Français est finalement arrêté en mars 2009 à côté de Marbella, en Andalousie, dans le cadre de l’opération « Baleine blanche », la plus grosse enquête jamais menée en Espagne sur le blanchiment lié au trafic de drogue. L’opération, qui porte sur un montant de 250 millions d’euros, permet d’interpeller une cinquantaine de personnes et de saisir plus de 200 propriétés et véhicules de luxe. En garde à vue, Sofiane H. essaiera d’effacer ses empreintes digitales en se frottant les doigts aux barreaux de sa cellule. Selon plusieurs sources, c’est lors de sa détention en Espagne qu’il aurait été recruté par François Thierry. « Tamponné », comme on dit dans le milieu.
Extradé en France, Sofiane H. est condamné en avril 2011 à treize ans de prison. Mais il a désormais une bonne avocate. Anne Claire V. n’est autre que la compagne de François Thierry. À l’énoncé du verdict, elle dénonce une « peine sévère ». Mais à peine trois ans plus tard, l’avocate spécialisée en droit immobilier dans un grand cabinet d’affaires parvient à faire libérer le trafiquant. Contre toute attente, Sofiane H. bénéficie d’une remise de peine exceptionnelle suivie d’une libération conditionnelle, accordée par un juge d’application des peines de Nancy. Une mesure rarissime, réservée à certains repentis. Selon nos informations, Sofiane H. a dû s’acquitter au passage d’une amende douanière de 2 millions d’euros. Qui a réglé cette somme ? Avec quel argent ? Et comment a été payée l’avocate ? Contactée par Libération, Anne Claire V. n’a pas souhaité s’exprimer. Seule certitude : Sofiane H. va désormais s’imposer comme le plus gros trafiquant de l’Hexagone grâce à la protection de François Thierry. « Un homme à la tête du troisième réseau d’Europe en termes de volume de trafic », selon un enquêteur spécialisé.
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L’historique de l’affaire par le grand reporter au Point Décugis, qui relativise le témoignage de l’informateur :
Nous avons exhumé – même si ce patron des Stups est bien évidemment présumé innocent des accusations portées contre lui (la guerre Hollande-Sarkozy ayant déjà fait plusieurs victimes collatérales) – une interview datant de 2011 et parue dans Var-matin de François Thierry. À la lumière des informations de Libération, les questions du journaliste de Var-matin et les réponses du grand flic prennent un tour parfois comique.
François Thierry : « Le trafic de stups est devenu moins rentable »
Les acteurs de la lutte contre les trafics de stupéfiants à l’échelle internationale sont actuellement réunis en séminaire à Toulon, siège du Centre de coordination de la lutte antidrogue en Méditerranée (Ceclad-M). Mireille Ballestrazzi, directrice adjointe de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), a accueilli les participants français et étrangers lundi, au palais Neptune, en compagnie de François Thierry, à la tête de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS). En 2010, en France, on recense 150 000 interpellations liées à la drogue et 130 000 saisies (en hausse de 20 %).
Qu’attendez-vous de ce séminaire ?
L’idée, c’est de réunir les professionnels de la question, de partager les analyses et d’arriver à convaincre nos partenaires de partager l’information. En clair et à terme, il s’agit par exemple de nous permettre de travailler dans un port étranger.
Observez-vous déjà un effet « révolutions arabes » dans le partenariat international ?
Oui, c’est une chance importante d’accélérer la coopération. Ces pays ont besoin de notre aide et nous pouvons obtenir des contreparties.
Quelles sont les tendances en matière de consommation de stupéfiants ?
On observe une augmentation ou une reprise de la demande – et donc de la consommation – pour la cocaïne et l’héroïne. Or la demande est le moteur principal des trafics. L’Europe est même un marché en expansion contrairement aux États-Unis où la consommation de cocaïne est en baisse depuis deux ans.
La répression est-elle efficace ?
Elle a permis d’émietter et de morceler les filières. Les routes de la drogue sont connues et les trafiquants sont obligés de revoir à la baisse leurs profits en diminuant les quantités transportées, en s’insérant dans les flux commerciaux traditionnels [fret maritime, vols commerciaux, ndlr]. Pour eux, c’est plus cher et cela crée des tensions (règlements de compte, enlèvements) et pour nous c’est plus complexe.
Quel profit tirez-vous du Ceclad de Toulon ?
Le Ceclad coordonne les moyens là où on n’en a pas. La PJ n’a pas de bateaux, alors que le Ceclad peut mobiliser l’armée. Avant, il nous fallait huit jours pour obtenir les moyens d’intercepter un bateau. Cette époque est révolue.