Le nouvel essai nucléaire réalisé par la Corée du Nord, venant après des essais répétés de missiles à moyenne, et peut-être à longue portée, souligne une fois de plus les incohérences de la position des Nations Unies sur la prolifération nucléaire. Et pourtant, cette position se fondait, du moins initialement, sur un constat logique : il y a un intérêt de l’ensemble des pays, qu’ils soient dotés de l’arme nucléaire ou pas, à limiter le nombre de pays disposant d’un arsenal nucléaire opérationnel. Mais, cette position de fond, qui sous-tend le Traité de non-prolifération, ne peut être défendue que si l’ensemble des pays, et à commencer par les plus puissants, respectent les règles internationales. Or, et ce depuis le début des années 1990, un pays en particulier – les États-Unis pour le nommer – s’est à plusieurs repris affranchi de ces règles. On a pu le constater, du Kosovo à l’Irak. La subversion de l’ordre international que ce comportement a impliqué a conduit à une grande incertitude en ce qui concerne l’ordre international, qui a tendu à être de plus en plus régi par le principe de « la loi du plus fort ». Dans ces conditions, on ne doit pas s’étonner de ce que certains pays cherchent à se doter d’armes nucléaires opérationnelles.
Ceci souligne le lien qui existe, mais que nombre de dirigeants ne veulent pas reconnaître, entre la subversion du droit international et les tendances à la prolifération nucléaire. Cette dernière pose un véritable problème, et en premier lieu parce que le « coût d’entrée » du nucléaire militaire tend aujourd’hui à fortement baisser. Un certain nombre de techniques, et de technologies, non seulement nucléaires mais aussi concernant les missiles balistiques, sont devenues plus accessibles. Aussi ne peut-on plus, aujourd’hui, considérer que l’acquisition de systèmes d’armes nucléaires serait hors de portée de puissances dites « moyennes ». C’est bien le problème qui est posé, que ce soit par la Corée du Nord ou, dans une moindre mesure, par le programme nucléaire iranien. Mais, on ne réglera ce problème qu’en intervenant à sa source, c’est-à-dire à l’instabilité des relations internationales issue du non-respect de la règle de droit.
Le début de la prolifération
Le phénomène de prolifération nucléaire s’est fortement accéléré depuis les années 1970 et plusieurs pays se sont dotés d’armes nucléaires, au-delà du « club des 5 » représenté par les puissances du Conseil de sécurité, soit les États-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, la France et la Chine (par ordre d’accession à l’arme nucléaire).
Les deux premiers « proliférateurs » ont été l’Inde et Israël. Pour le cas de l’Inde, il s’agissait, initialement, de répondre à la montée vers le nucléaire de la Chine. Pendant plusieurs années, l’Inde s’est contenté de démontrer une « capacité » nucléaire avec la détonation d’un « dispositif », soit d’une bombe qui n’était nullement militarisée, en 1974. Devant la menace que représentait, d’un point de vue indien, les essais pakistanais, l’Inde devait procéder 24 ans plus tard, le 11 et 13 mai 1998, et ce alors que l’Inde n’était pas encore signataire du TNP à de nouveaux essais, cette fois clairement militaires. Ces essais comprirent alors l’explosion de plusieurs bombes. Il y eu le 11 mai trois essais, testant la bombe A et la bombe H, et, le 13 mai, deux autres essais utilisant des petites charges :
« L’Inde a ainsi démontré qu’elle était compétente dans toute la gamme des armes nucléaires, tant en termes de puissance que de miniaturisation. [1] ».
L’Inde disposerait aujourd’hui d’un arsenal comprenant de 30 à 150 charges nucléaires militaires, ainsi que de missiles capables de les porter.
Israël s’est lancé, dès la fin des années 1950, dans une course à l’armement nucléaire, avec l’aide initiale de la France (de 1956 à 1961), puis des États-Unis et de l’Afrique du Sud [2]. Un test a eu lieu en Afrique du Sud en 1979, presque certainement suite à la coopération entre les deux pays. Elle dispose aujourd’hui de plusieurs centaines d’armes (entre 150 et 400), qui peuvent être lancées que ce soit par missiles (le Jéricho), par avions, ou depuis des sous-marins diésels-électriques équipés de missiles de croisière. Une omerta importante continue de régner sur le programme nucléaire israélien dans les milieux politiques puisque, encore en 2015, le Président François Hollande, contre toute évidence, a prétendu qu’Israël ne disposait pas de l’arme nucléaire [3]. La relative facilitée avec laquelle Israël a pu se doter d’un important arsenal nucléaire a, bien entendu, encouragé d’autres pays à suivre son exemple.
Les « proliférateurs tardifs »
Les pays qui ont suivi l’exemple d’Israël et de l’Inde sont donc le Pakistan, l’Afrique du Sud, et la Corée du Nord.
Le Pakistan s’est lancé dans un programme nucléaire, avec des financements saoudiens, à la suite de l’essai nucléaire indien. Le Pakistan a commencé à communiquer sur ce point à la fin des années 1980. Ce programme a donné lieu à une série de tests en mai 1998. Aujourd’hui, le Pakistan dispose d’environ 300 armes nucléaires et de fusées à moyenne portée ciblant essentiellement l’Inde [4]. Il est possible que l’Arabie saoudite ait obtenu le « droit » de récupérer certaines des ogives si elle en faisait la demande. Très clairement, le programme pakistanais est vu, depuis l’Iran, comme celui qui a donné naissance à une bombe « sunnite ».
L’Afrique du Sud avait développé un programme nucléaire en coopération avec Israël comme précédemment mentionné. Le gouvernement de de Klerk et celui de Nelson Mandela, ont donné leur accord pour que ce programme soit démantelé. Les matières fissiles et les bombes (3 à 5) existantes ont été transférées aux États-Unis pour y être démantelé. L’Afrique du Sud est, actuellement, le seul pays ayant délibérément renoncé à l’arme nucléaire après s’en être doté.
La Corée du Nord semble mener un programme nucléaire depuis 1989. Elle s’est officiellement retiré du Traité de non-prolifération au début de 2003, et a réalisé son premier essai en 2006. Elle reste cependant loin des capacités d’Israël, de l’Inde ou du Pakistan en matière de nombre d’armes, puisque l’on considère qu’elle ne disposerait que de 10 à 15 armes, avec la capacité de monter à 30 d’ici 3 ans. Le programme nord-coréen apparaît clairement comme « défensif » dans le sens stratégique, dans la mesure où il sert essentiellement au gouvernement de la Corée du Nord à obtenir la sanctuarisation de son territoire [5]. L’usage « politique » de ce programme est rendu évident par les longues négociations qui ont eue lieu dans les années 1990 et les années 2000. Il est donc assez étonnant que, dans ce contexte, on fasse autant de bruit autour de ce programme qui s’avère en réalité bien plus limité, et bien moins « opérationnel » que les programmes d’Israël, de l’Inde et du Pakistan.
Pourquoi prolifère-t-on ?
D’autres pays ont la capacité d’accéder, à un moment ou à un autre, à l’arme nucléaire. C’est évidemment le cas de l’Iran, qui prétend qu’elle n’a qu’un programme civil, mais qui pourrait, dans un délai de quelques années basculer ce programme vers des fins militaires, mais aussi la Brésil et l’Argentine.
La question du nucléaire doit donc être abordée à la fois en tenant compte des capacités techniques et économiques d’un pays, mais aussi de sa perception du risque international et de l’impact de son programme sur les pays qui l’entourent. Il est évident que le Pakistan a réagi à l’essai indien, essai qui était lui-même une réaction au développement par la Chine de son propre programme. De même, la volonté potentielle de l’Iran de se doter de l’arme nucléaire ne s’explique en réalité que par le développement du programme israélien et du programme pakistanais, dans le cadre d’une course à la dissuasion entre l’Iran et l’Arabie saoudite.
Si la prolifération aurait pu être limitée dans le cas de la Chine et de l’Inde, on voit bien que le programme nucléaire israélien a joué, et continue de jouer, un rôle déstabilisateur majeur. De ce point de vue, une large partie de cette déstabilisation ne vient pas tant du programme lui-même que de la volonté du gouvernement israélien et des autres puissances de faire silence sur ce programme. Si un proliférateur assumé et affirmé, disant explicitement qu’il possède l’arme nucléaire et quelle serait sa « doctrine d’emploi » peut être contrôlé dans un cadre de relations internationales, il n’en va pas de même avec le « proliférateur discret » qui se refuse à évoquer son programme.
Le rôle de la subversion du droit international par les États-Unis
Il faut donc revenir sur les conséquences de la politique des États-Unis, du Kosovo à l’Irak, et sur la subversion du cadre des relations internationales qu’elle a provoquée. L’intervention américaine en Irak en particulier, et on le voit bien actuellement dans la délicate question du nucléaire iranien, a sapé les bases juridiques des grands accords mondiaux et, d’une certaine manière, détruit les fondements du monde post-guerre froide que l’on annonçait en 1991.
Les Nations Unies qui, pour imparfaites qu’elles aient été restaient un instrument essentiel de gestion des conflits, en ont été durablement affaibli. Le Traité de non-prolifération (TNP) a largement perdu de sa crédibilité devant l’agression délibérée dont fut victime un pays, l’Irak, qui en avait pourtant respecté les termes et ce alors que d’autres pays ne respectaient pas le TNP. Or ce point est d’autant plus important que la question de la prolifération était ouvertement posée par la fin de l’URSS en 1991. On pouvait l’identifier comme l’un des problèmes majeurs du XXème siècle à venir, au point de se demander si, mieux que le TNP, un « statut du proliférateur » qui aurait été un cadre contraignant mais stratégiquement ouvert n’aurait pas été une réponse à la fois moralement plus légitime et matériellement plus efficace [6].
Les élites politiques occidentales se sont refusées à cette solution et ont voulu faire du TNP un instrument majeur du monde post-1991. De ce point de vue, et on le mesure désormais dans la relation avec l’Iran, l’attaque américaine contre l’Irak alors que ce dernier pays avait bien rempli ses obligations de désarmement a dévalorisé dramatiquement le TNP et laissé les relations internationales ouvertes à l’arbitraire, une situation qui ne peut que légitimement conduire d’autres pays à vouloir se doter des moyens de la dissuasion nucléaire.
Rappelons ici que les États-Unis, à partir de 2001, démantelaient unilatéralement un certain nombre d’accords qui avaient garanti la stabilité durant la guerre froide et en particulier le traité ABM, dont l’importance pour la Russie ne doit pas être sous-estimée [7]. De l’autre, ils menaient une politique pour le moins complaisante vis-à-vis du régime des Talibans en Afghanistan, en dépit des informations qui permettaient de prouver que ce pays était devenu une des bases arrière du terrorisme islamiste et de la déstabilisation de l’Asie centrale. Cette complaisance était largement dictée par la volonté des États-Unis, à cette époque, de pénétrer vers les régions pétrolières d’Asie centrale.
Il y a dix ans : le discours de Vladimir Poutine à Munich
Le discours qui fut prononcé par le président Vladimir Poutine en février 2007 à Munich, dans le cadre de la conférence sur la sécurité en Europe, mérite alors d’être analysé avec précision. Dix ans après qu’il ait été prononcé, il garde une étonnante actualité. Poutine s’exprime sur le fond de la nature des relations internationales. Qu’il en ait éprouvé le besoin, alors qu’il aurait pu agir et se taire, indique la conscience au moins diffuse d’une crise dangereuse des représentations des relations internationales qui commence alors à se manifester, crise par rapport à laquelle il importait de prendre date. En ce sens, ce discours fut une contribution essentielle au débat et à la compréhension des années à venir.
Il s’agit donc d’un texte programmatique. En un sens, Vladimir Poutine est le dirigeant politique qui a certainement tiré avec le plus de cohérence les leçons de ce qui s’est joué entre 1991 et 2005. Deux points importants s’en dégagent, la constatation de l’échec d’un monde unipolaire et la condamnation de la tentative de soumettre le droit international au droit anglo-américain :
« J’estime que le modèle unipolaire n’est pas seulement inadmissible pour le monde contemporain, mais qu’il est même tout à fait impossible. Non seulement parce que, dans les conditions d’un leader unique, le monde contemporain (je tiens à le souligner : contemporain) manquera de ressources militaro-politiques et économiques. Mais, et c’est encore plus important, ce modèle est inefficace, car il ne peut en aucun cas reposer sur une base morale et éthique de la civilisation contemporaine [8] ».
Ce passage montre que la position russe articule deux éléments distincts mais liés. Le premier est un doute quant aux capacités d’un pays (ici, les États-Unis sont clairement visés) à rassembler les moyens pour exercer de manière efficace son hégémonie. C’est un argument de réalisme. Même le pays le plus puissant et le plus riche ne peut à lui seul assurer la stabilité du monde. Le projet américain dépasse les forces américaines. C’est un constat sur lequel il y a peu à redire. Le discours de Poutine n’est pas « relativiste ». Il constate simplement que ces valeurs (la « base morale et éthique ») ne peuvent fonder l’unipolarité, car l’exercice du pouvoir, politique ou économique, ne peut être défini en valeur mais doit l’être aussi en intérêts. Ceci revient à refuser la thèse d’une dépolitisation des relations internationales, qui devraient se réduire, dans l’esprit de ceux qui soutiennent cette dépolitisation, aux droits de l’homme et aux « lois » de l’économie. Si les relations internationales ne sont pas de la « technique » (la simple mise en œuvre de normes communes) mais de la politique (la gestion d’intérêts différents et potentiellement conflictuels) y compris dans les relations économiques, alors toute aspiration à l’hégémonie devient immorale. Le second point suit dans le discours et se trouve exprimé dans le paragraphe suivant :
« Nous sommes témoins d’un mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international. Bien plus, certaines normes et, en fait, presque tout le système du droit d’un seul État, avant tout, bien entendu, des États-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines, dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres États [9] ».
Faute d’une base morale et éthique permettant de faire disparaître le politique des relations internationales, ces dernières ne peuvent être gérées que par le principe fondamental du droit international, soit la règle d’unanimité et de respect des souverainetés nationales. Tant qu’un espace de relations est déterminé par le politique (et non la technique ou l’éthique) nul ne peut imposer son droit aux autres et le seul droit commun possible et celui qui respecte la souveraineté de l’autre, soit un droit de coordination et non un droit de subordination. En ce sens, qui relie Poutine aux grands débats sur le droit international et la possibilité de Constitutions mondiales, le président russe rappelle que, là où il y a de la politique, soit des intérêts et des représentations divergentes, il doit y avoir de la souveraineté. Toute tentative d’empiéter sur cette dernière se qualifie alors en tyrannie et justifie la résistance. Or, constate le président russe, les États-Unis tendent à transformer leur droit interne en droit international alternatif.
Droit alternatif et « colonialisme humanitaire » : la raison d’une prolifération ?
Ce « droit alternatif », qui n’est que l’autre manière de désigner la « loi du plus fort » a abouti à une politique que l’on peut considérer comme un « colonialisme humanitaire » [10]. Tout pays qui ne respecterait pas la volonté des États-Unis pourrait alors être considéré comme appartenant au « camp du mal » et donc devenir l’objet de ce « colonialisme humanitaire ». Mais, le colonialisme humanitaire se révèle en réalité une contradiction dans les termes. Il est incapable, et on l’a vu tant au Kosovo [11], en Somalie [12], qu’en Irak, de produire les institutions dont il se réclame et qui lui ont servi de prétexte. Le protectorat onusien sur le Kosovo a abouti à pérenniser un nettoyage ethnique [13], et l’intervention américaine en Irak a plongé le pays dans une guerre civile qui l’écarte chaque jour un peu plus de la possibilité d’y établir ne serait-ce qu’un semblant de démocratie et qui a été la source véritable de l’organisation dite « État islamique ». Ce n’est pas tout, hélas.
La « guerre humanitaire », comme on l’a vue en Libye en 2011, conséquence logique d’un « droit d’ingérence » et moment inévitable du colonialisme humanitaire, engendre aussi un double problème dans les relations internationales. D’une part, elle introduit une division immédiate au sein des nations entre celles dont les moyens de défense les protègent de toute tentative d’ingérence et celles dont les moyens de défense sont suffisamment faibles pour qu’elles puissent devenir, le cas échéant, des cibles dans une « guerre humanitaire ». Construite au départ pour valider l’idée d’une « communauté internationale » d’acteurs égaux, unis par des objectifs communs comme la sécurité, la guerre humanitaire valide au contraire la représentation des relations internationales comme l’affrontement d’acteurs inégaux aux intérêts irrémédiablement opposés.
D’autre part, elle incite tout pays pouvant penser qu’il risque, à terme, d’être la cible d’une telle intervention à monter en puissance dans ses moyens de défense, l’échelon ultime susceptible d’assurer la sanctuarisation du pays étant la possession d’armes de destruction massive. Quelles que soient les inquiétudes que les aspirations nucléaires de l’Iran peuvent susciter – et les plus réelles portent moins sur l’usage de l’arme nucléaire par le régime de Téhéran que sur l’effet d’entraînement que ces aspirations pourraient provoquer sur des pays comme l’Égypte ou l’Arabie saoudite –, il faut reconnaître que l’agression américaine contre l’Irak de 2003 a donné à ces aspirations une justification réelle. Il en va de même pour la Corée du Nord.
Tant qu’un pays pourra se sentir à terme visé par le colonialisme humanitaire et son corollaire la guerre humanitaire, il cherchera à bon droit à s’en prémunir par tous les moyens. C’est au contraire en rétablissant le principe de la souveraineté dans toute sa force, comme il figurait dans la Charte des Nations Unies en 1945, que l’on pourra réellement s’opposer au processus de prolifération des armes nucléaires.