2- L’argent dette, un système déséquilibré et sans limite
L’argent dette
Aujourd’hui l’essentiel de la monnaie qui circule dans notre économie le fait sous forme scripturale c’est-à-dire qu’elle circule par un simple jeu d’écriture, électroniquement, sans support tangible tels les billets et les pièces.
Cette masse monétaire n’est plus adossée à un support physique comme l’or ou l’argent mais quasi exclusivement sur la dette. Elle est donc constituée d’emprunts contractés par les agents économiques, particuliers, entreprises, collectivités, et même de l’État auprès des banques privées.
À chaque fois qu’on s’endette, la banque crée ex nihilo, c’est-à-dire par simple jeu d’écriture, à partir de rien, l’argent nécessaire pour financer la demande de crédit. Pour les défenseurs de l’argent-dette, les banques ne créent pas véritablement de la monnaie, elles ne font qu’accroître sa vitesse de circulation dans l’économie permettant ainsi une croissance plus forte en répondant au besoin de financement des acteurs économiques sans se soucier de l’épargne disponible.
Effectivement, au fil des échéances de remboursement, la banque procède à une destruction de monnaie, c’est-à-dire qu’elle supprime progressivement, dans ses comptes, l’écriture relative au crédit. Cette destruction ne concerne cependant que le capital, soit le montant emprunté. Les intérêts, eux, vont venir s’inscrire au résultat de la banque. Subsiste donc une création monétaire au profit des banques, adossée sur aucune création de valeur, ce qui est source de déséquilibre.
Cavalerie
Lorsque l’on s’endette, c’est pour financer une dépense ; et son remboursement est possible grâce aux fruits de notre travail matérialisé par des rentrées d’argent provenant d’autres acteurs économiques : le salaire pour un particulier, le bénéfice sur la vente de biens et de services pour une entreprise. L’économie d’un point de vue global doit donc disposer d’une masse monétaire suffisante pour répondre aux besoins de tous ses acteurs. Toutes choses égales par ailleurs, le remboursement du capital d’un crédit ne pose pas de problème dans la mesure où la banque a créé l’équivalent en monnaie lors de son octroi.
Mais qu’en est-il des intérêts ? Ces derniers n’ont fait l’objet d’aucune création monétaire équivalente de la part de la banque. Leur paiement implique forcément l’accroissement de la masse monétaire par l’endettement d’autres acteurs économiques. On comprend aisément que, de la sorte, le problème n’est que repoussé car l’équation globale, au niveau macroéconomique, n’est jamais résolue. L’argent nécessaire au remboursement des emprunts, capital plus intérêts, sera toujours supérieur à la monnaie disponible pour le faire.
Ce point est crucial car il explique le déséquilibre intrinsèque au concept d’argent-dette qui s’apparente à une gigantesque cavalerie : les emprunts contractés appellent obligatoirement d’autres emprunts pour pouvoir être remboursés. L’endettement global de l’économie n’a donc pas vocation à être résorbé, bien au contraire, son expansion est le gage de sa survie. Dans un tel système, tous les experts qui prétendent que la priorité doit être le désendettement sont, soit des incompétents, soit des menteurs. Théoriquement il est censé exister des garde-fous à la logique de l’argent-dette, nous allons voir cependant que ceux-ci sont largement inopérants.
Conflits d’intérêts
Le privilège des banques de créer de la monnaie à partir de simples jeux d’écritures est encadré par la loi. Afin de protéger les épargnants, le régulateur les soumet à une exigence de fonds propres. Leur ratio de solvabilité, c’est-à-dire le rapport entre capitaux propres et l’encours des crédits alloués, doit être inférieur à 8 %. Concrètement, et en vulgarisant, cela veut dire qu’une banque qui possède 100 milliards de capitaux propres ne peux dépasser au total 1 250 milliards de prêts. Dans le détail, les choses sont plus complexes. Les emprunts sont classés selon leur profil de risque, auquel on attribue un coefficient de pondération ce qui permet par exemple aux prêts non performants, c’est-à-dire ceux pour lesquels les chances de remboursement sont faibles, d’avoir, à proportion égale, un poids plus important dans le calcul des encours. À l’inverse, les prêts dits performants ne représentent presque rien.
On le devine, en introduisant de la subjectivité, on ouvre la porte aux abus [1]). Cela est d’autant plus vrai que le régulateur permet aux grandes banques d’utiliser leur propre modèle de calcul de risque [2]. Le conflit d’intérêts est évident, les banques sont financièrement incitées à minimiser, voire à nier le niveau de risque des encours. En outre, la complexité des calculs et le volume considérable d’informations à récolter, fait qu’il est très difficile de contrôler et de mettre en doute la parole des banques. Et pour que le tableau soit complet, un entre-soi très malsain existe entre les directions des grandes banques et les principaux services de l’État comme le Trésor, l’Inspection des finances et les organes de contrôle et de régulation. Les allers-retours de ce personnel hautement qualifié entre le public et le privé étant la norme [3].
Si le cadre juridique de la création monétaire existe, son application n’est pas assez stricte et laisse trop de place à l’interprétation et à la connivence pour qu’il soit réellement efficace. Dès lors, ne reste qu’une possible autorégulation. Qu’en est-il réellement ?
Too big too fail
Pour les économistes néolibéraux, l’absence de contrainte efficace par la loi n’est pas un problème car le marché est censé in fine s’auto-réguler. La concurrence opère une sélection naturelle : les banques mal gérées sont appelées à disparaître. Ainsi la peur de la faillite doit amener les cadres dirigeants à faire preuve de mesure dans l’octroi de crédit, et les actionnaires à favoriser le renforcement des fonds propres aux dividendes. Cette théorie, quoique discutable, pourrait éventuellement s’entendre si le secteur bancaire était réellement concurrentiel. Or, il n’en est rien, en France nous sommes face à un cartel de quatre acteurs qui se partagent plus de 90 % du marché [4]. Chaque banque représente un risque systémique et les répercussions d’une faillite seraient apocalyptiques pour l’économie française. C’est pourquoi elles bénéficient systématiquement du secours financier des États et des banques centrales lorsque les choses se gâtent. Politique d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), structure de défaisance, fond commun de créances etc.. Tous ces termes, volontairement abscons, sont en réalité les outils utilisés par les gouvernements et les banques centrales pour racheter les créances douteuses des banques privées afin d’assainir leur bilan et leur permettre de repartir à zéro ou presque.
Le scandale du Crédit Lyonnais (LCL) [5], de Dexia [6], la crise des subprimes de 2008 puis la crise grecque de 2011 [7] l’ont très largement prouvé.
Que ce soit par la loi ou par le marché, on le voit bien, le risque d’aléa moral des dirigeants et actionnaires des banques, c’est-à-dire la maximisation de leur intérêt individuel au détriment de la collectivité, n’est absolument pas maîtrisé.
Aucun garde-fou sérieux ne s’oppose à la logique folle de l’argent-dette.