De l’après-guerre au milieu des années 70 la France dispose d’une architecture monétaire et financière performante rendant possible sa reconstruction, sa modernisation et son indépendance, le tout sans contracter de dette. On lui donnera le nom de « circuit du Trésor ».
Bien que ce système ait largement fait ses preuves en permettant une période de croissance et de développement comme la France en a peu connu, les fameuses Trente Glorieuses, un groupe de hauts fonctionnaires a la ferme intention d’y mettre fin.
Portés par une approche libérale de l’économie, ils reprochent au circuit du Trésor la possibilité offerte à l’État de se financer gratuitement en mobilisant la trésorerie de ses correspondants, c’est-à-dire les grandes entreprises publiques, les banques et autres organismes sociaux, qui sont tenus de centraliser leur dépôt auprès du Trésor. Attention, ici le Trésor ne ponctionne pas ses correspondants comme pourrait le faire une taxe ou un impôt. Non, telle une banque, via un jeu d’écriture comptable, au passif, il crée artificiellement de l’argent, sans frais, qu’il injecte ensuite dans l’économie. C’est cette création monétaire qui est vue comme un péché par certains hauts fonctionnaires. Selon leur conception, la monnaie ne peut pas être créée ex nihilo, c’est-à-dire sans création de valeur au préalable. Dans le cas contraire on génère de l’inflation et l’inflation, c’est du vol, nous disent-ils.
L’État doit donc emprunter de l’argent qui existe déjà. Et le mieux pour cela est de passer par des marchés financiers qui, sur le papier du moins, organisent de la façon la plus efficiente possible la rencontre entre l’offre et la demande de monnaie. Il en résulte un taux d’intérêt, c’est-à-dire le coût que l’État devra dorénavant payer pour se financer.
C’est cette vision qui va être portée et promue par la nouvelle intelligentsia. Dès la présidence du général de Gaulle, les premiers coûts de canif contre le circuit du Trésor vont être portés. Jacques Rueff, un économiste influent auprès du Général servira de caution morale. Il est l’auteur du livre Le Péché monétaire de l’Occident, dans lequel il condamne la création monétaire indue et prône un retour strict à l’étalon or. De Gaulle, dans sa résistance à l’impérialisme états-unien, ne voyait pas d’un mauvais œil les thèses de Rueff. Les accommodements américains vis-à-vis des accords de Bretton Woods, leur non-respect de la parité or-dollar pour financer leur impérialisme commençait sérieusement à agacer le Général.
C’est dans cette atmosphère que, via des réformes successives, l’enterrement du circuit du Trésor commença sous la houlette de Michel Debré. Son directeur de cabinet de l’époque, Jean-Yves Haberer [photo], portera la première grosse entaille dans le mécanisme en supprimant l’obligation faite aux banques d’acheter des bons du Trésor. Sous couvert de libéralisation de l’économie, cette réforme ouvrira le bal d’un vrai travail de sape qui durera jusqu’au traité de Maastricht.
Au moment où la France décidait de se passer de son principal atout d’indépendance et de souveraineté pour suivre les préceptes de l’orthodoxie libérale, les États-Unis suivait le chemin inverse. Richard Nixon, à l’été 1971, décidait unilatéralement de rompre la convertibilité du dollar en or ouvrant la voie à la plus grande gabegie monétaire que l’histoire ait connue. Débarrassés de la contrainte de convertibilité en or, les États-Unis allaient imprimer des dollars comme jamais auparavant, imposant au reste du monde leur monnaie comme nouvel étalon de valeur. Ce que les experts autoproclamés ont appelé « choc pétrolier » pour enfumer le péquin n’était que la conséquence logique de cette nouvelle politique monétaire impériale. L’explosion des coûts de l’énergie, le pétrole en particulier, n’est qu’un phénomène inflationniste banal qui fait suite à une forte impression de monnaie.
Pour se financer, privée de son robinet monétaire, la France est alors contrainte de se tourner vers son suzerain américain, lui qui n’est plus contraint par aucune limite et s’affranchit totalement de tous les préceptes et règles libéraux. Ce nouveau paradigme lui permet d’inonder l’Europe de dollars, on leur donnera un nom, les « eurodollars ». La City de Londres en devenant le principal grossiste faisant d’elle la première place financière d’Europe, the place to be pour toutes les banques continentales européennes. Le dollar américain s’y échange entre les banques de la place, il y a son propre taux, le LIBOR, qui devient une référence internationale. Les banques françaises et leur cortège de cadres dirigeants issus de l’ENA et de Polytechnique s’empresseront de s’y installer. Point de rencontre de cette faune, l’Eurostar, qui via le tunnel sous la manche relie Paris à Londres, devient le nouveau centre névralgique de l’économie française.
Rien n’obligeait la France à suivre un tel chemin. Elle disposait d’un pré carré africain lui offrant les matières premières, notamment le pétrole, le gaz et l’uranium, pour faire tourner son économie. Elle disposait également d’un stock d’or conséquent. Enfin, elle maîtrisait les technologies nucléaires, militaires et spatiales lui assurant son indépendance et sa souveraineté. En somme, elle possédait tous les atouts de puissance nécessaires à un État souverain.
C’est une décision purement politique portée par une minorité de hauts fonctionnaires qui, par idéologie pour certains et opportunisme pour d’autres, vont précipiter la France dans le piège de la dette. S’il n’y a aucun doute sur la probité morale d’un Jacques Rueff, on est en droit de s’interroger sur des profils comme Jean-Yves Haberer, qui fut un des principaux fers-de-lance de la mise à bas du circuit du Trésor. Il est la caricature de cette génération d’énarques qui va profiter de la privatisation du secteur bancaire et financier pour s’enrichir personnellement en s’octroyant des rémunérations délirantes. À la tête du Crédit lyonnais, il provoquera sa banqueroute, avec à la clef un des plus grands scandales politico-financiers de cette fin de XXe siècle. La déroute de Dexia, l’affaire Kerviel, le sauvetage des banques en 2008 et 2013 avec de l’argent public, sont autant de scandales qui viendront compléter ce sombre tableau.
Contrainte de s’endetter pour se financer, la France accumule aujourd’hui 3 000 milliards de dette avec une charge d’intérêts devenue son premier poste budgétaire. Écrasée par ce fardeau, la France essore ses classes moyennes d’impôts et de taxes, incapable de maintenir ses services publics et de financer des projets d’envergures assurant son indépendance. C’est ainsi que la France a raté toutes les principales révolutions technologiques de ces quarante dernières années et que la qualité de vie des Français ne cesse de se détériorer.
L’ironie de l’histoire est que le système qui va peu à peu prendre la place va s’avérer être bien pire que le circuit du Trésor d’un point de vue strictement libéral. C’est ce que nous verrons dans la prochaine partie.