Les limites du biais cognitif féministe dans une œuvre culturelle
ou les dangers du refus du réel
La dernière tendance en matière de fiction télé, c’est le film de femme, celui où les femmes tiennent les premiers rôles ou les rôles positifs. C’est le cas de Cannabis, une série en six épisodes de 52 minutes diffusée sur Arte. Un budget de 6 millions d’euros pour la première saison, pas vraiment faramineux, mais suffisant pour diffuser l’essentiel : l’idéologie dominante.
Cannabis raconte l’histoire du trafic de drogue entre le Rif marocain et Marbella, la cité emblématique des plaisirs interdits de la côte sud espagnole. S’y côtoient truands locaux, marocains et français. L’action se situe aussi en France, dans une banlieue du sud du pays, qui n’est pas nommée, mais qui pourrait être Marseille, car on y suit la lutte politique d’une socialiste d’origine immigrée contre les trafics dans une cité. Un rôle qui rappelle celui de Samia Ghali.
La réalisatrice de la série (imaginée par Hamid Hlioua et produite par Tonie Marshall), Lucie Borleteau, avoue – une fois n’est pas coutume, car les réalisateurs et scénaristes de télévision français taisent leurs influences, voire leurs emprunts de toutes tailles – s’être inspirée de la série américaine The Wire (Sur Écoute), qui est plus qu’une série. On plonge dans la réalité du travail de la police de Baltimore – une ville pauvre, violente et noire – dans les quartiers infestés par la came. Le réalisateur David Simon est un ex-journaliste d’investigation qui a travaillé des années dans le social sur les « quartiers », assisté d’un ex-flic, Ed Burns. Pas vraiment la « culture » d’une étudiante en cinéma…
Elle étudie à Ciné-Sup à Nantes et obtient en 2004 une maîtrise de cinéma à l’université Paris VIII. Elle travaille dans différentes branches du cinéma, production, collaboration à l’écriture de scénarios pour « White Material » de Claire Denis, assistante réalisatrice pour « Lou Ye », Arnaud Desplechin, mise en scène, comédienne au cinéma et parfois au théâtre. Elle a réalisé trois moyens-métrages. En 2014, Fidelio, l’odyssée d’Alice est son premier long métrage. (Wikipédia)
Cliquez ici pour voir le premier épisode de la série
Pour être tout à fait honnêtes, Cannabis n’arrive pas à la cheville de The Wire. Il y a plusieurs raisons à cela : d’abord, les budgets. Un épisode moyen d’une série US coûte entre 3 et 5 millions d’euros (plutôt 1,5 à 2 millions pour The Wire), on n’est donc pas dans la même échelle. Et ça se voit. Dans l’épaisseur de l’intrigue, dans la floraison des personnages, et surtout dans l’écriture. On tente, à la manière actuelle, de complexifier le récit, en imbriquant (et désimbriquant) les sous-récits les uns dans les autres, mais les trois auteurs – malgré l’excellente Virginie Brac – ne remplacent pas une équipe composée de plumes remarquables : Richard Price (auteur de Clockers, un roman puissant), Dennis Lehane ou George Pelecanos. Des écrivains, qui connaissent parfaitement leur sujet.
Selon mes propres recherches, une fois que le stigmate racial n’entre plus en ligne de compte, il est presque plus facile de tabasser quelqu’un. Un flic blanc doit y réfléchir à deux dois avant de lever sa matraque ou de sortir son arme à feu, et c’est encore plus vrai de nos jours, car l’élément racial est toujours présent, comme il l’était à Ferguson. (…) C’est un fait qui me trouble ; je ne veux pas mettre tous les policiers afro-américains dans le même sac. Je connais plusieurs officiers de police noirs qui font du bon boulot. Le mépris qu’éprouve la police envers les masses exténuées est – pour une large part – un mépris de classe, et non de race. Je pense que les rapports de classe sont toujours un facteur, quelle que soit la couleur de peau du policier.
Dixit David Simon, dont le niveau d’analyse politique n’a d’égal que la haute qualité de réalisation.
Quand un réalisateur propose une série à une chaîne, il vient avec ce qu’on appelle « une bible » dans le métier. C’est-à-dire un pré-scénario décrivant l’action, de manière assez sobre, flanqué d’un travail fouillé sur les personnages et leurs interactions. C’est ce qui fera le sel, la richesse, la durabilité de la série. Et qui devra décider un producteur à lâcher son argent ou l’argent d’un diffuseur. En l’occurrence, Cannabis raconte l’histoire d’une femme qui ignore tout ou presque du travail de son mari, un Marocain qui deale entre le Maroc et l’Espagne.
On découvre dans les premiers épisodes la boîte de nuit espagnole qui accueille les protagonistes de ce business, ainsi que l’exploitation agricole marocaine de la fructueuse plante verte qui donnera le très convoité haschisch. Entre les deux côtes, camions et bateaux font la navette chargés de tonnes de « produit ». Si le trafic est interdit en Espagne, alors que la consommation y est tolérée, au Maroc, cette activité est primordiale en termes de devises, car elle représente 10% du PIB. Elle est donc plus que tolérée, et la pression de l’Union européenne sur les dirigeants marocains n’y fait rien. Les cultures de substitution rapportent tout simplement moins.
Nous ne dévoilerons pas l’intrigue, mais allons revenir sur l’aspect féminin du récit et de la réalisation. On rappelle qu’il s’agit d’une œuvre de commande de la chaîne Arte à une réalisatrice qui n’est pas spécialiste du sujet. La particularité du « film de femme », c’est l’apparition d’une femme forte, qui passe d’accessoire esthétique à porteuse d’intrigue. C’est le cas de l’héroïne, qui évolue de l’ignorance à la conscience, et qui prend les choses en mains, hommes compris. Les personnages masculins passant eux de « premiers » à accessoires.
Naturellement, par souci de crédibilité, l’héroïne ne peut être parée de toutes les vertus : sa féminité suffit pour cela à la distinguer dans un monde d’hommes, un monde pour hommes. Des qualités viriles lui poussent : elle apprend à commander, se défendre, et enfin attaquer. Tout en restant femme, au sens sexuel : c’est elle qui choisit ses amants, au gré de ses besoins. Sauf une fois, où elle subit un viol dit conjugal.
Bref, Cannabis est une série féministe et immigrationniste (sans oublier la promotion de l’homosexualité, avec des scènes de sexe éloquentes), dans le sens où elle met en avant des immigrés, qui appartiennent au camp des « bons ». Seul le personnage principal, la bourgeoise européenne qui s’émancipe politiquement, n’est pas issue de la diversité. La blancheur survit, si elle est femme. La trame idéologique de la série est tellement visible, qu’on peine à se laisser aller au plaisir de la lecture. Des flashs de bien-pensance viennent régulièrement sauter aux yeux du téléspectateur. Il est vrai qu’avant cela, Borleteau a commis un premier film très féministe, dont l’incontournable Wikipédia nous livre le pitch :
Alice, 30 ans, est marin. Elle laisse Félix, son homme, sur la terre ferme, et embarque comme mécanicienne sur un vieux cargo, le Fidelio. À bord, elle apprend qu’elle est là pour remplacer un homme qui vient de mourir et découvre que Gaël, son premier grand amour, commande le navire.
Pourquoi la propagande loupe son coup
La fiction télévisuelle française souffre de cette mission désolante qui l’oblige à appliquer le cahier des charges de la propagande : ainsi le divertissement est-il instrumentalisé pour charrier les directives oligarchiques. L’argent vient de là, les ordres aussi. Lorsque la réalisation ou l’écriture faiblit, les injonctions idéologiques affleurent de manière grossière dans l’œuvre culturelle, qui vire à l’éducation, voire à la rééducation politique. Le biais féministe pollue l’intrigue, et heurte le divertissement. Cela crée une distance entre l’œuvre et le téléspectateur qui ressent la tentative, heureusement maladroite, de lui fourrer des pruneaux dans la bouche. Ce qui n’est pas le cas de The Wire, où la fiction humaine se marie harmonieusement avec la reproduction du réel. La seule façon de respecter le public, à qui l’on injecte de la connaissance, plutôt que de la propagande.
D’où notre définition du divertissement-système : production culturelle dans laquelle le réel est remplacé par l’idéologie.