Au-delà de cet acte de guerre, contre des innocents, contre une rédaction, contre un journal, et finalement contre la paix civile dans notre pays, le premier devoir du journaliste, comme de l’enquêteur de police, est de garder la tête froide.
Nous n’allons pas retweeter les « Je suis Charlie » lancés gratuitement sur les réseaux sociaux, qui n’enlèveront pas la peine des familles et des survivants. Confraternels, parce que nous le sommes, malgré nos différends politiques – car nous ne sommes pas en guerre contre nos adversaires idéologiques –, nous nous posons des questions. Des questions d’autant plus douloureuses qu’elles dégoulinent de sang.
Des questions sur la montée du sentiment antimusulman, sur les déclarations de « responsables » politiques, médiatiques et artistiques, sur les choix guerriers de nos dirigeants, et l’opprobre jeté en conséquence sur toute la population française de confession musulmane. Inutile d’ajouter « pacifique », ce serait pervers.
À part quelques provocateurs titulaires de comptes anonymes, qui font les délices de Twitter, personne ne se réjouit d’une telle horreur, c’est impossible. Mais chacun peut se poser les questions, qui ne tarderont pas à surgir, après la brûlure de l’évènement, qui agit en fer rouge sur nos consciences. Car tous les Français, quelle que soit leur confession, sont et seront marqués par ce 11 Septembre à l’échelle hexagonale, avec tout ce que cela comporte comme sous-questions légitimes.
Nous avons critiqué les choix politiques de Charlie Hebdo, nous l’avons fait avec ironie et mordant, et il est bon que ce débat perdure. Mais nous avons le sentiment, diffus, que cette tuerie peut être reliée à autre chose qu’aux prises de position de l’hebdomadaire. Pour qui connaît un tant soit peu les arcanes du terrorisme, les montages sont tellement complexes qu’on doit se garder de désigner ou lyncher des responsables ou commanditaires aussitôt désignés par la foule. La terrible guerre civile algérienne nous le rappelle.
Cet attentat était-il une fatalité ? Un des rédacteurs du journal a déclaré de Londres que les menaces avaient perdu en tension ces derniers temps. Si l’écrasante majorité des observateurs médiatiques relient cet événement extraordinaire à l’anti-islamisme chronique des humoristes et journalistes de Charlie Hebdo, qui n’étaient pourtant pas les plus durs dans ce domaine, nous ne pouvons nous empêcher de relier ce même événement extraordinaire à la campagne ordinaire de chasse au terrorisme, ce qui est normal, pour un pays comme la France, qui camoufle à peine la pression sur les musulmans français. L’invitation de l’écrivain Michel Houellebecq au 20 Heures de France Télévisions en est le signe. A-t-on déjà vu pareille invitation dans un contexte tendu de communautarismes exacerbés ?
Peut-on réfléchir à froid, dans le feu de l’émotion, sur cette rupture, qui annonce tous les possibles ?
Il y a 14 ans, le 11 septembre 2001, les États-Unis étaient sous le choc. L’enquête n’a toujours pas officiellement abouti, avec ses zones d’ombre estampillées « secret d’État ». Le 11 mars 2004, c’était au tour de l’Espagne. Le 7 juillet 2005, l’Angleterre. Le 22 juillet 2011, la Norvège. Des années après, personne n’est capable de citer les commanditaires. Rien n’est clair.
Si nous rendons ici hommage à ceux qui sont morts, sans savoir pourquoi, le débat et la recherche de la vérité ne doivent pas mourir.