Le café Pouchkine est une institution à Moscou
Sur la place Pouchkine, dans le centre de Moscou, le MacDo, tout un symbole de la Pax Americana, a été fermé cette semaine. Il avait ouvert il y a 23 ans, quand l’URSS s’est effondrée, et que voyait le jour le monde unipolaire avec son unique superpuissance. Le peuple soviétique faisait la queue pendant des heures pour entrer et goûter à cette divine pâture étrangère. Ils étaient si innocents, si dépourvus d’expérience, ces Russes d’hier… Pendant 23 longues années, les US ont régi le monde seuls, tandis que McDonald servait ses burgers. Mais la Russie a bien changé depuis lors. Le Macdo n’est plus une attraction pour les Moscovites blasés. De l’autre côté de la place Pouchkine, il y a maintenant un autre restaurant à la mode, le Café Pouchkine, qui sert la meilleure haute cuisine russe. Et les joyeux Russes ont renvoyé la balle, ouvrant un autre Café Pouchkine à Paris, sur le Boulevard Saint-Germain, pour faire découvrir aux Français les joies de leur gastronomie.
Ce défi, les Américains ne l’ont pas pris à la légère. Les grosses têtes US ont réagi au quart de tour : à mort, Poutine, ont-ils vociféré. Ils ont proposé de lancer contre les forces russes des frappes à partir des bases de l’OTAN dans les pays baltes. Le Pentagone vantait les avantages d’être les premiers à asséner une bonne frappe nucléaire.
Les Russes se sont préparés pour le pire, consternés. Dans une paisible datcha à l’ouest de Moscou, mes amis scientifiques russes ont étudié le projet d’André Sakharov connu sous le nom de code « the Wave » (La Vague) visant à nettoyer toute la Côte Est des US au moyen d’un gigantesque tsunami (oui, c’est bien le même Sakharov). Ils ont loué le Perimeter, système létal apocalyptique que la Russie a hérité de l’URSS et qui l’assure de la destruction totale des US même si la Russie devait être rayée de la carte. Des armes inédites et secrètes étaient mentionnées.
Août 2014 ressemblait de plus en plus au mois d’août 1914 ou à celui de 1939, le compte à rebours avant une très Grande guerre était en marche. C’est alors que, le discours de Crimée du président Poutine, à la tonalité conciliante, indiqua que le danger d’une conflagration générale avait quelque peu reculé. La Russie remontait la pente de l’abîme.
Il s’agit ostensiblement d’une guerre des nerfs, d’un duel entre la Russie et les US ; même si de nombreux États, petits et grands, de la Chine à la Bolivie, manifestent un grand intérêt pour le démantèlement de l’hégémonie US, la Russie reste le seul qui ait la volonté politique, le poids militaire et la capacité de résistance économique pour se permettre une embrouille avec le bison.
Afin de préserver sa place de dernier consommateur tout en haut de la chaîne alimentaire, les US veulent couper les ailes à la Russie, humilier publiquement Poutine et le remplacer ; réaffirmer leur supériorité, brutaliser les économies européennes et resserrer leur soumission envers Washington ; mettre un terme aux évocations de leur déclin, éliminer l’opposition, faire du traitement de la Russie un cas d’école pour tous les éventuels candidats suivants à la révolte.
Les objectifs de la Russie ne sont pas aussi grandioses : le pays veut juste vivre en paix à sa façon et être respecté. Ce désir, les opposants l’ont qualifié de « menace pour l’architecture de l’ordre mondial post-guerre froide », ce qui est probablement vrai, parce que le dit « ordre » refuse aux nations le droit à la paix et à l’indépendance.
Les Américains n’en sont pas à une guerre près. Ils ont gagné dans chaque guerre : ils ont eu des pertes supportables, ils ont préservé leur base industrielle et ils ont tiré profit de leurs victoires. Leurs guerres mondiales et leurs guerres récentes, en Afghanistan, en Irak et en Syrie leur ont rapporté gros. Une guerre entre la Russie et l’Europe avec quelque soutien américain aurait également, à leurs yeux, bien des côtés attrayants.
Les Russes veulent éviter la guerre. Ils ont eu une rude et saumâtre expérience des guerres mondiales : la Russie s’est effondrée au cours de la première, et a souffert intensément pendant la deuxième. Dans les deux cas, le développement a pris du retard, la misère et le désastre économique se sont abattus sur elle. Les Russes n’ont pas pris plaisir à leurs autres guerres de moindre envergure ; d’aucune, ils n’ont tiré le moindre profit ni avantage.
Paradoxalement le désir russe d’éviter la guerre fait que celle-ci se rapproche. Les militaires et politiciens US ne craignent pas de jouer les gros bras avec les Russes parce qu’ils sont sûrs qu’ils vont s’aplatir tout de go. Cette fausse certitude les rend plus osés et sûrs d’eux à chaque nouveau round.
La Russie n’est pas seule. La Chine a l’habitude de la soutenir dans ses choix, l’Inde sous Modi se rapproche, l’Amérique latine construit son alliance avec la Russie, l’Iran cherche l’amitié avec Moscou. Phénomène aussi important, dans chaque pays il y a des gens qui sont insatisfaits par le cadre existant de la post guerre froide qui rogne la souveraineté nationale partout. Ce sont des gens qui ne sont pas trop loin du pouvoir en France, où Marine Le Pen GAGNE des points à chaque élection. D’ailleurs, les Américains qui préfèrent vivre à leur manière, comme les US avant la Deuxième Guerre mondiale, comme un pays normal, et non pas comme les sheriffs du monde entier sont aussi des alliés potentiels des Russes.
Les US ne sont pas seuls non plus, ils ont leurs alliés fidèles, l’Angleterre dévouée, l’Arabie Saoudite riche, l’Israël malin, et une pléthore de politiciens importants dans tous les pays du globe qui ont été formés et promus par diverses agences US. Il n’y a probablement pas de pays où les agents US ne soient pas tout près du pouvoir : Karl Bildt en Suède, Tony Blair en Angleterre… En Russie ils occupent plusieurs positions autour du sommet, parce qu’ils y ont été installés pendant les années noires du gouvernement de Boris Eltsine. Tous ceux qui veulent que leur pays serve l’empire sont des alliés des Américains.
Il ne s’agit pas seulement d’un affrontement US contre Russie, mais aussi entre la machine et l’homme. Tout à leurs complots en politique étrangère, les US font de plus en plus confiance à la théorie des jeux élaborée par les ordinateurs, armés de leurs bases de données gigantesques, alors que les Russes préfèrent miser sur le contrôle manuel, par l’homme. Les super ordinateurs modernes et les techniques de surveillance donnent aux US une marge d’emprise sur le processus décisionnaire russe. De façon croissante, le président Obama apparaît comme un parfait cyborg, qui présente le profil adapté pour dire ce qu’il faut au bon moment et au bon endroit, mais dont les actes n’ont pas de rapport avec les mots qu’il prononce. Je ne serais pas étonné si dans quelque temps nous apprenions qu’Obama a été le premier robot humanoïde au sommet du pouvoir. Et s’il est humain, c’est vraiment un excellent acteur, dans son rôle de robot. Même sa femme Michelle et ses filles ont l’air d’être le produit d’un bon casting plutôt que sa moitié dans la vie et leurs enfants.
Poutine au contraire est un humain incontestable, et aussi un homme. On peut ne pas l’aimer, beaucoup de gens ne l’aiment pas, mais ils n’y a pas de doute sur son appartenance à la race humaine. Cela rend le match bien moins prévisible que ne le considère la direction US. Après les exécutions horribles de Kadhafi et de Saddam Hussein, on peut avoir de bonnes raisons de préférer une guerre nucléaire totale à la défaite et à la reddition. Et la jeune génération russe ne partage pas la peur de la guerre de ses pères, et ils n’ont rien contre des expériences avec quelques uns des meilleurs joujoux de leur pays. Pour tester « Satan », qui est candidat ?
Surtout, la théorie des jeux (partiellement déclassifiée durant la dernière décennie) n’est pas encore au point pour ce qui est des conflits interculturels, où les antagonistes peuvent jouer à des jeux différents. Ainsi par exemple, vous jouez aux échecs, mais votre adversaire, lui, préfère le kickboxing. Et on a bien l’impression que c’est ce qui se passe ici. Les US jouent au plus fort avec la Russie, alors que la Russie esquive en douceur les cornes du bison américain qui charge.
Les US se voient comme la citadelle d’exception en haut de sa colline, les Élus prédestinés par Dieu pour commander sur le monde maintenant et à jamais. L’histoire est finie. Ils veulent donner des leçons et imposer leurs lois sur le monde entier. Ce qui est amusant, c’est que les Soviétiques avaient des idées assez semblables, posant que le communisme était prédestiné pour achever l’histoire, de sorte que la guerre froide entre deux États prédestinés était chose naturelle. De nos jours les Russes ne veulent pas croire à la prédestination. Les nations grandissent et faiblissent, et nouent des alliances, et il n’y a pas de fin de l’histoire en vue. Le monde unipolaire est un accident, et il revient maintenant à son état normal, multipolaire. La meilleure base d’ accord, la plus confortable, c’est de laisser chaque pays vivre à sa guise : « Leben und leben lassen. »
Ca faisait longtemps que ça les démangeait, les US : il fallait donner une leçon aux Russes ; La Russie n’était pas en franche rébellion : elle vendait son pétrole et son gaz contre des billets verts, elle déposait ses bénéfices sous forme de bons du Trésor US, observait les sanctions contre l’Iran, et n’avait pas interféré dans le dépeçage de la Libye. Mais elle n’était pas encore assez obéissante. La Russie a bloqué la destruction de la Syrie, elle a joué avec la dé-dollarisation du commerce pétrolier ; elle est pour le Christ et contre le mariage entre gays ; astucieusement, elle a tenté de miner l’unité occidentale en construisant des oléoducs et des ponts et en offrant des pots de vin aux Européens. Pour faire court : les Russes ont oublié leur effondrement de 1991.
L’Ukraine a été choisie par les US comme un endroit pratique pour déclencher une guerre, ou au moins pour rabaisser la Russie de quelques crans et se débarrasser de ce Poutine qui devenait beaucoup trop indépendant.
L’Ukraine
Les US gagnent du terrain tandis que la Russie en perd, en Ukraine. Poutine refuse obstinément d’envoyer ses troupes à la rescousse. Il s’échine à trouver une entente avec les US et l’Occident sur l’avenir de l’Ukraine. La Russie a été humiliée lorsqu’elle a proposé une aide humanitaire aux villes assiégées du Donbass : ses lourds camions sont encore retenus à la frontière, dans l’attente de la permission de Kiev pour avancer. Un demi million de réfugiés ont franchi la frontière russe, quelques milliers de civils, de miliciens et de personnel militaires ont été tués dans la confrontation.
La guerre pour le Donbass n’a pas été particulièrement réussie pour les Russes. Les rapports militaires sont excessivement obscurs et conflictuels, mais il semble bien que les rebelles sont en train de perdre la bataille contre l’armée ukrainienne, parce qu’ils n’ont pas de soutien extérieur. Tandis que les US prétendaient que le conflit était causé par l’intervention russe, la Russie essayait de se tenir en marge de ce conflit. La Russie n’a pas interféré à Kiev, alors que tous les ambassadeurs occidentaux et ministres encourageaient la révolte contre le président légitime. Quand le Donbass a relevé la tête, la Russie ne l’a pas soutenu.
Premièrement Poutine n’a pas voulu s’emparer du Donbass, ni de l’Ukraine, deuxièmement, ni, troisièmement, ressusciter l’Union soviétique. Il a été forcé de prendre la Crimée, base principale de la flotte russe, ancien morceau de la Russie, peuplée de Russes, et désireuse de rejoindre la Russie, parce qu’autrement la Crimée deviendrait une base navale pour l’Otan, mais il ne voulait pas poursuivre plus loin. Cela ne lui a servi à rien : à l’échelle internationale, on l’accuse d’être responsable du conflit, et à l’intérieur, on lui reproche sa non-intervention et la défaite qui s’en est suivie.
La révolte en Nouvelle-Russie (la moitié russophone de l’Ukraine) était une réponse populaire au coup d’État inspiré par l’Occident à Kiev, parce qu’il avait de forts relents nationalistes et anti-russes. Les habitants de Novorussie n’auraient pas tenté de faire sécession si leur langue et leur culture ne s’étaient retrouvées persécutées, et si leurs liens avec la Russie limitrophe n’avaient pas été mis en péril. Mais ils n’auraient pas été capables d’aller bien loin, tant que leur révolte n’attirait pas quelques rebelles en mal d’une cause à défendre, et le premier de tous a été le génie militaire et personnage hautement romantique, le colonel Igor Strelkov, le « Lawrence de Russie ».
Igor Strelkov donnait des cours d’histoire à l’université de Moscou, mais il a décidé (tout comme Lawrence d’Arabie) qu’il était plus intéressant de la faire, l’histoire. Il s’est battu en Transnitrie, petite langue de terre entre Moldavie et Ukraine, défendant la population locale du carnage prévu par les nationalistes moldaves. Il avait été volontaire pour constituer une milice serbe en Yougoslavie ; il a forcé le commandement de l’armée russe indifférent à le prendre comme officier pour la première guerre de Tchétchénie ; il a servi lors de la seconde guerre de Tchétchénie, puis, comme volontaire, en Syrie et au Daghestan. Il écrit merveilleusement, c’est un tacticien remarquable, capable de mener ses soldats par la force de son charisme. Ses connaissances le décrivent comme un casse-cou qui n’a cure de l’argent, du confort, de la vie de famille ou des plaisirs.
Pour Strelkov, la campagne en Novorussie avait un parfum de destinée. Comme bien des Russes de sa génération, il rêvait de ressusciter la Russie comme elle était jadis, soit en tant qu’Union soviétique soit en tant qu’empire russe pré-révolutionnaire (ce qu’il préfère). Comme beaucoup de Russes de sa génération, il considérait l’Ukraine comme une partie naturelle de la Russie, et un État ukrainien indépendant une erreur de dénomination. En dépit de son rang, Strelkov est un agent libre ; il est arrivé en Novorussie sans la bénédiction de Poutine et il y serait arrivé et resté aussi contre la volonté de Poutine. Nous allons probablement entendre parler encore de cet homme remarquable.
Strelkov n’était pas seul : un nombre certain de combattants d’Ukraine et de Russie sont venus rejoindre les rebelles. Leur succès initial a été une surprise pour l’administration Poutine. Mais la rébellion n’a pas réussi à gagner les autres provinces. À Odessa, l’armée privée de Kolomoysky l’oligarque sauvage a fait brûler vifs quelques cinquante sympathisants des rebelles, sans armes, dans un autodafé macabre, et cette cruauté a épouvanté les joviaux et timides habitants d’Odessa. À Kharkov, le gouverneur a passé un accord avec le régime de Kiev et les égarés qui se manifestaient. Il semble que Strelkov, qui est un prodige militaire, soit loin d’être un démagogue brillant. Son rêve de Grande Russie n’avait pas de sens pour les gens de Novorussie. Ils parlent russe, certes, ils détestent les gangs néo-nazis de Kiev et de Lvov, mais ils ne comprenaient pas le nationalisme russe de Strelkov.
Sans engagement russe direct, un mouvement séparatiste en Novorussie était condamné à échouer. Il y avait bien un moyen de gagner : conquérir toute l’Ukraine, sauf peut-être l’extrémité occidentale, pour ensuite négocier une fédéralisation ou même une rupture. Cela pouvait se faire en maniant une idéologie inclusive, acceptable pour Donetsk, pour Odessa, pour Kiev, pour Poltava. Peut-être que certaines idées néo-soviétiques pouvaient resservir ; l’insatisfaction envers les oligarques, par exemple. Mais Strelkov et d’autres rebelles avec leur ferme rejet de l’Ukraine per se ne pouvait entraîner les masses, et ils n’ont même pas essayé d’avancer vers Kiev ou Kharkov.
Poutine a réduit au minimum l’engagement russe dans la guerre du Donbass. Il l’a bien moins soutenu que les US n’avaient soutenu la révolution du Texas en 1835. Son gouvernement a essayé de pactiser avec le régime de Kiev, mais son « président » a obstinément refusé de conclure, sur ordre des Américains. À Kiev, les radicaux de l’extrême-droite ont attaqué l’ambassade russe, et les forces armées du régime ont commencé à bombarder à l’aveuglette les villes rebelles et à lancer des obus. Cela a constitué une grande humiliation pour Poutine, qui avait promis de défendre les Russes dans l’Ukraine défaillante. Ses conseillers, en particulier Serguei Glazyev, spécialiste de l’Ukraine, a appelé à tirer les leçons du raid occidental en Libye et à imposer une zone d’exclusion aérienne au-dessus du Donbass. (En mars 2011, lorsqu’une rébellion a éclaté à Benghazi, les US et leurs alliés ont imposé une zone no fly sur certaines parties de la Libye en proclamant qu’ils étaient horrifiés par les bombardements de Kadhafi le barbare contre les rebelles. La Russie et la Chine s’étaient abstenues, lors du vote au Conseil de sécurité, et le schéma Anglo-français devint la résolution qui autorisait une zone d’exclusion aérienne mais aussi « toutes les mesures nécessaires » pour protéger les civils. Le régime de Kiev a certainement tué plus de civils que Kadhafi ; mais Poutine n’a déclaré aucune zone d’exclusion aérienne, et n’a pas utilisé sa puissance de feu pour empêcher l’artillerie de Kiev de bombarder les civils.
La Russie a fait bien peu pour le Donbass. En ce moment les Russes tentent de négocier une conclusion pour la guerre du Donbass. Ce qu’on en sait laisse augurer une certaine autonomie pour le Donbass à l’intérieur de l’Ukraine. Bien des Russes ont tendance à être très désappointés. Mais certaines entreprises, justifiées ou non, sont vouées à l’échec. La vie est pleine de déceptions. Je me souviens des séparatistes Ibo du Biafra, qui avaient été vaincus par le gouvernement central. Les séparatistes de l’Azerbaïdjan iranien ont été vaincus, malgré le fait qu’ils avaient le soutien de Joseph Staline. Les US n’ont pas réussi à reconquérir Cuba. Les Argentins n’ont pas réussi à libérer les Malouines. La liste est sans fin. Peut-être que les Russes doivent attendre un occasion plus propice.
Est-ce que Poutine a baissé culotte ?
Pourquoi est-ce qu’il a flanché, sur la Novorussie ? Aucun doute, la Novorussie est extrêmement importante pour la Russie. Les troupes de l’Otan et les missiles US à Donetsk et à Lugansk mettraient en danger la Russie. Leur perte serait une menace pour l’industrie de la défense russe dans la mesure où cette partie de l’Ukraine était pleinement intégrée à la Russie depuis le temps du tsar. Était-ce la peur d’un engrenage fatal ? Le président Poutine a-t-il considéré l’intervention sur le mode humanitaire comme un pas en avant trop dangereux pour son pays ?
Du point de vue de Poutine, l’Europe est plus importante que l’Ukraine. Il a envie de sacrifier le Donbass dans l’espoir de gagner Berlin. Pendant des années il a courtisé la vieille Europe. Même ses JO avec ses spectacles coûteux étaient destinés à l’Europe : il voulait faire comprendre aux Européens que la Russie fait partie intégrante de l’Europe. Poutine parle allemand, il a servi en Allemagne comme officier du KGB dans les dernières années de l’URSS, et il a un faible pour l’Allemagne.
La machine de propagande US a appelé les Européens à défendre l’Ukraine de l’ours russe, en assurant que les Russes ne s’arrêteraient pas en Ukraine mais continuerait sur leur lancée jusqu’à l’Atlantique. Cette annonce a eu quelque succès, d’autant plus qu’elle tombait à point après la très longue campagne médiatique anti-russe (les gays, les orphelins, les toilettes à Sotchi, etc.). Poutine avait peur qu’en prenant le contrôle de l’Ukraine il puisse s’aliéner l’opinion publique européenne. Il a donc temporisé, jusqu’au choc de la catastrophe de l’avion malais.
Le vol malais
Le crash de l’avion malais a été une catastrophe majeure à plusieurs égards. En soi, pas tant que cela : trois cent personnes par jour se font descendre à Gaza, en Irak, au Donbass. Les Européens et les Américains ont oublié le vol cubain 455 ou le vol 655 iranien, ou le vol 114 libyen, parce qu’ils ont été abattus par « les nôtres ». Mais cela a été l’occasion pour la machine médiatique occidentale pour se lâcher avec toute sa sinistre puissance. Cette machinerie est aussi puissante que les armes nucléaires ; elle paralyse dirigeants et nations, quand elle donne toute sa voix. Des milliers de chaînes de TV, de journaux, de programmes de radio, de blogueurs, de sites Internet, d’experts, de ministres, de présidents ont entonné d’une seule voix un message unique, terrifiant comme une Vox Dei, alors que ce n’était même pas une vox populi, mais un simple gadget des Maîtres du Discours**, semblable aux grandes trompettes que les Romains utilisaient pour effrayer les Barbares.
Tous les journaux britanniques ont sorti des photos d’enfants morts avec des légendes du style « assassiné par Poutine ». Les Russes étaient outrés par cette furieuse explosion de propagande. Les gens pleuraient ; certaines personnalités faibles et faciles à émouvoir ont admis leur culpabilité et ont allumé des bougies devant l’ambassade hollandaise à Moscou. Pourquoi la Hollande, alors que l’avion était malais ? (Parce que la Hollande est un pays européen blanc, alors que la Malaisie ne l’est pas ?)
Pourquoi cette culpabilité, alors qu’on ne savait rien encore ? Pourquoi ne voyons-nous pas d’images des enfants massacrés à Gaza avec la légende « égorgés par Netanyahu », ou d’enfants irakiens tués avec la mention « assassinés par Tony Blair », ou de bébés afghans « massacrés par Obama » ? Tel est l’incroyable pouvoir des Maîtres du Discours : quand ils se déchaînent, les gens perdent la tête et paniquent.
J’ai accueilli favorablement tous les schémas conspirationnistes sur cette affaire, comme dans le cas du 11 Septembre. Non que je croie ou que je préfère tel ou tel schéma. Je vois cela comme un moyen utile pour nous soulager de l’hystérie de masse induite par les médias. Il est nécessaire de semer le doute pour retrouver la santé mentale et évacuer la pression.
Si une théorie conspirationniste sur le 11 Septembre avait triomphé, cela aurait sauvé la vie à des milliers de musulmans tués en Afghanistan, en Irak et ailleurs. Récemment, les juifs israéliens ont été plongés dans l’hystérie de masse lorsque trois jeunes colons ont disparu. Cette hystérie de masse a débouché sur un demi-million de réfugiés et les deux mille morts de Gaza. La tentative pour semer le doute au sujet du récit officiel (ils auraient été enlevés par le Mossad, etc.) visait à sauver des vies. De la même façon, tout ce qui pouvait amener le doute autour de l’affaire de l’avion malais contribuait à sauver des vies.
Maintenant, un mois plus tard, nous savons qu’il n’y avait pas la moindre preuve d’une implication russe dans le drame. Il y a des éléments de preuve solides qui suggèrent que Kiev et les US y sont mêlés, le meilleur étant de type négatif : si Kiev et Washington avaient eu une preuve de la responsabilité russe et/ou rebelle, ils nous auraient bassiné avec cela nuit et jour. Si une analyse détaillée de la question vous intéresse, voir ici, une lecture recommandée par nos amis. J’avoue que les détails ne m’intéressent pas, pour des raisons semblables à celles de Noam Chomsky quant au 11 Septembre. Toute explication qui diffère de celle que proposent les Maîtres du Discours est bonne à prendre parce qu’elle brise leur emprise sur nos cervelles, mais l’importance de semblables événements est largement exagérée par les médias. Quoi qu’il en soit, plus personne ne parle de l’avion malais à présent, et cela signifie que c’était un accident ou une provocation ratée de Kiev ou de Washington, car autrement on nous en rebattrait encore les oreilles.
Cependant, en temps réel, la catastrophe aérienne a eu un impact énorme sur les Russes. Pendant un moment, j’ai craint que Poutine démissionne ou soit chassé du pouvoir, et que la Russie s’écroule. Les US voulaient se débarrasser de Poutine pour installer une figure plus malléable sur le trône russe, de préférence un oligarque comme Porotchenko.
Leur idée a été résumée par Herbert E. Meyer, un espion (« ex-assistant spécial du Directeur de services centraux de renseignement et vice président du conseil national de la CIA »), qui écrit :
« Dans la mesure où la subtilité ne marche pas avec les Russes, le président et sa contrepartie européenne devraient se mettre dans la tête que ça nous est complètement égal, la façon dont ces gens peuvent régler leur problème avec Poutine. Si [les oligarques] peuvent convaincre ce bon vieux Vlady de quitter le Kremlin avec les honneurs militaires et une salve de 21 coups de canon, ça nous conviendrait tout à fait. Si Poutine est trop têtu pour comprendre que sa carrière est finie, et que la seule façon pour lui de quitter le Kremlin c’est les pieds devant, avec un trou dans la nuque, ça nous irait parfaitement aussi. »
La tension a été à son comble la nuit du dimanche 20 juillet au lundi 21 juillet, quand Poutine a adressé un court message à la nation, à 1h40 du matin. À une heure aussi inhabituelle, c’était un message maîtrisé. Poutine n’a rien dit d’important. Le lendemain, il était censé faire un discours important pour son propre cabinet de sécurité. Là encore, il n’a rien dit d’important. À mon avis, le président Poutine voulait juste signifier qu’il est toujours en vie, en forme, et aux commandes. Apparemment, ce n’était pas évident, pour certaines personnes, en Russie ou à l’étranger, cette nuit-là.
(À suivre)
Traduction : Maria Poumier
* Aout 14 : titre de l’essai historique de Barbara W.Tuchman, sur le prologue de la Première Guerre mondiale, publié en 1962 aux Presses de la Cité, prix Pulitzer en 1963.
** Voir La Bataille du Discours, par Israël Adam Shamir, volume d’essais consacré au développement de ce concept, disponible sur Kontre Kulture.