L’assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara, Andrey G. Karlov, réveille le spectre glacial et menaçant de Sarajevo et de l’Archiduc François-Ferdinand. Le fait que son assassin ait été semble-t-il un officier de la police anti-émeutes d’Ankara ne peut qu’inciter à se poser des questions sur la pénétration par des islamistes de l’administration Turque.
Il faut cependant reconnaître que le gouvernement d’Erdogan sera certainement mis sur la sellette à un moment où il cherche par tous les moyens à trouver un modus-vivendi avec son quasi-voisin russe. Si les relations entre les deux pays ont été détestables à la suite de la destruction de l’avion russe par la chasse turc, et si le gouvernement russe avait alors pris des mesures de rétorsions, en particulier économiques, qui ont fait mal à l’économie turque, ces relations s’étaient améliorées ces dernières semaines. Le gouvernement russe avait accepté les excuses de la Turquie pour la destruction de son appareil. Le Président Erdogan, isolé par les États-Unis, lancé dans une politique d’épuration massive contre ses opposants internes, et en particulier contre les kurdes, ne peut se permettre d’une nouvelle période de crise avec la Russie. La coopération qui semble s’installer entre ces deux pays pour régler les suites de la bataille d’Alep-Est, la négociation que devait avoir lieu dans les prochaines heures entre la Russie, l’Iran et la Turquie, montrent que ni la Russie, ni la Turquie, n’ont besoin d’une nouvelle crise. Ce n’est pas un mariage d’amour, ni même un mariage de raison, mais simplement une reconnaissance des faits et des rapports de forces. La Russie est devenue, de fait, le pays dominant de la région.
Mais, la Turquie ne peut s’exonérer entièrement de toute responsabilité dans ce lâche attentat. Les liens entre l’AKP, le parti de Recep Erdogan, et les islamistes, qu’on les dise « modérés » ou pas, ont été trop visibles et trop nombreux. Les compromis et les compromissions avec ce que l’on appelle « l’État islamique », même si elles sont monnaies courantes au Moyen-Orient, ont visiblement laissé des traces dans les administrations. Erdogan récolte ici les fruits amers de cette compromission qu’il a tolérée quand il ne l’a pas encouragée. A vouloir poursuivre les militants laïques et les kurdes, il se découvre un nouvel ennemi, mais cette fois un ennemi qu’il a réchauffé sur son propre sein, un ennemi issu de ses propres rangs. Entre l’affirmation nationale et l’affirmation religieuse, il ne peut y avoir de compromis. Cela, Erdogan va l’apprendre à ses dépens.
Quant à la Russie, si elle peut légitimement vouloir venger la mort de son ambassadeur, elle ne peut que comprendre que l’heure n’est pas à l’émotion mais à l’analyse froide d’une situation compliquée. La diplomatie et l’État russe doivent s’inspirer ici des leçons que leur a léguées Evguenny Primakov. La politique des réalités implique de mettre de côté les grandes envolées, les colères, qu’elles soient saintes ou non. La politique des réalités implique de se comporter comme ce monstre froid dont nous parlait Hegel, de poursuivre vers son but sans se laisser dévier. Car, peut-être est-ce là justement ce qu’attendent ceux qui ont commandités ce crime, si tant est qu’ils existent. Si cet acte n’est pas celui d’un isolé, d’un exalté, si l’homme qui a appuyé sur la détente n’est que le dernier pion d’une longue ligne de participants, il faut réfléchir soigneusement à qui aurait intérêt qu’aujourd’hui russes et turcs se déchirent à nouveau. Il convient, alors, de ne pas leur offrir sur un plateau ce qu’ils attendent et désirent. Mais, mettre de côté ne signifie pas oublier. Il y aura, sans doute, un temps pour la vengeance, ou plus précisément, pour la rétribution.
Les enjeux de la situation au Moyen-Orient sont énormes, et – pour l’heure – c’est la Russie qui a la main. Elle n’a aucun intérêt à renverser une table sur laquelle elle est en mesure de dérouler un jeu gagnant. On a eu l’occasion, sur ce carnet, de dire le succès que représentait la réunion à Vienne des pays OPEP et non-OPEP des 10 et 11 décembre. Cette réunion, et l’accord qui en est sorti, montrent bien la puissance actuelle de la diplomatie russe, et sa capacité à faire se parler des ennemis aujourd’hui irréconciliables. C’est pourquoi l’analogie avec la situation de juillet 1914 n’est pas pertinente : Ankara n’est pas Sarajevo.