Nous avons suivi les Guardian Angels, brigade citoyenne en activité depuis les années 1980. Spécialisée dans la prévention des bagarres, vols et autres trafics, celle-ci se livre également à la traque des harceleurs et agresseurs de rue.
Elle a noué ses cheveux en queue-de-cheval et y a attaché un attrape-rêves orné de perles colorées. Accrochées à sa ceinture, deux paires de menottes bien lustrées. Silvia, 47 ans, a consacré une grande partie de sa vie aux Guardian Angels, un groupe paramilitaire et citoyen créé en 1979 pour combattre la violence dans le métro new-yorkais. Elle y est entrée à 17 ans, y a rencontré son mari, prof de karaté comme elle. Ils ont eu deux filles, elles aussi formées aux arts martiaux. Elles sont là, à patrouiller au côté de leur mère. Toutes portent le tee-shirt ou le blouson de l’organisation frappé d’un œil dans un delta avec des ailes. Sur leur béret rouge, elles ont épinglé des pin’s Wonder Woman ou Super Man. Avec d’autres femmes, elles sillonnent le métro et les rues en silence, se postent dans les rames, droites comme des « i », surveillent les allées et venues, s’assurent qu’une porte ne se referme pas sur une poussette, ouvrent l’œil. Elles veillent, l’air solennel.
C’est un mercredi soir, à côté de Central Park, à New-York. J’ai décidé de suivre cette patrouille hebdomadaire d’une demi-douzaine de bénévoles féminines formées aux techniques d’auto-défense et de médiation. Silvia a un statut particulier au sein des Guardian Angels qui, à l’origine, est une organisation mixte essentiellement composée d’hommes. Elle appartient à la patrouille des « Amazones », un groupe de vigilantes dont la mission est d’assurer la sécurité des usagères dans les transports et de les protéger des hommes qui harcèlent ou agressent sexuellement les femmes dans l’espace public. Elles font la chasse aux « pervs » (« pervers »).
Ces Amazones ont fait du harcèlement de rue un objet de lutte avec leurs propres codes et procédures d’éradication. En général, leur simple présence est dissuasive. « Mais si on voit un homme se frotter contre une femme, on tâche de l’immobiliser, avant de composer le 911 [numéro d’appel d’urgence aux États-Unis, ndlr]. Cela s’appelle le “citizen’s arrest” », détaille Silvia. Cette « arrestation citoyenne » autorise tout individu à arrêter et à retenir un suspect surpris en flagrant délit, en attendant que les forces de l’ordre débarquent en vue d’éventuelles poursuites. La simple possession d’un certificat permet de se procurer sa propre paire de menottes pour jouer au justicier.
« J’aime traquer les pervers, il y en a beaucoup. Nous ne volons pas le travail de la police, mais nous agissons pour le bien commun. De plus, c’est important que nous soyons un groupe de femmes, pour montrer que nous pouvons, nous aussi, protéger les autres », explique-t-elle. Parfois, les Amazones distribuent un avis de recherche après que des usagers leur ont signalé un cas de harcèlement ou scotchent les photos de harceleurs présumés un peu partout dans les transports pour inciter les passagers à être vigilants. Il y est précisé un numéro à contacter si on venait à reconnaître l’homme recherché, à côté de messages énergiques : “Avez-vous vu ce pervers dans le métro ? Cet homme doit être arrêté ! […] Vous n’arriverez pas à convaincre une fille en la suivant de train en train.” »
- Les Guardian Angels « affichent » les hommes recherchés pour harcèlement
[...]
Elle se souvient de cet homme qui avait pourchassé la même femme pendant une semaine avant d’être arrêté. Ou de cette femme poursuivie par les membres d’un gang, victime d’une tentative de viol. Elle soupire : « Il y a tellement d’animaux tarés en liberté. » Derrière elle, Lone Wolf (Loup solitaire), une grande femme au teint pâle, suit le groupe en silence. Elle est avocate et s’est engagée dans le groupe « parce que les policiers ne peuvent pas être partout et parce qu’on peut faire beaucoup de choses par soi-même ». C’est tout l’esprit de l’organisation : revendiquer « l’action » et ne pas laisser la prérogative de la sécurité à l’État.
[...]
En vérité, l’histoire des Guardian Angels est elle-même pétrie de contradictions. À l’origine du groupe, un homme, l’actuel président Curtis Sliwa, 63 ans. Encore adolescent, Curtis se soucie de son environnement et collecte des objets dans son quartier pour les recycler. Il devient « Newsboy », distribue les journaux, puis travaille dans des supermarchés et devient manager dans un McDonald’s du Bronx. Là-bas, il convainc des collègues de ramasser les déchets autour du fast-food. Puis il fonde le groupe des « 13 magnifiques », composé majoritairement d’hommes, où blancs, afro-américains et hispaniques se côtoient. Tous sont volontaires pour quadriller le métro et prévenir les méfaits des gangs dans une ville plus violente et moins policée que l’actuelle New York. D’autres les rejoignent et, le 13 février 1979, les Guardian Angels naissent. « Guidés par des principes d’honnêteté, de fiabilité et de persévérance, les bénévoles protègent les autres de façon désintéressée », énonce leur site Internet. Rassurer par leur présence, traquer les voleurs de sacs ou arrêter des criminels présumés en attendant la police devient leur sacerdoce.
- Curtis Sliwa le miraculé : en 1992 il survit à 5 balles d’un tueur de la famille Gambino
Dans les années qui suivent sa création, la brigade est de plus en plus médiatisée. Elle connaît aussi ses premiers bad buzz. En 1992, Curtis Sliwa admet avoir orchestré plusieurs interventions supposément héroïques, créées de toutes pièces, comme le raconte un article du New York Times de l’époque. Beaucoup plus tard, en 2015, le fondateur de la brigade s’illustre par des propos sexistes à l’encontre d’une porte-parole du Conseil municipal de New York. À la radio, il raconte avoir déjà envisagé de coucher avec, assumant d’être « attiré » par elle et se vante d’avoir eu des aventures avec trois membres du Conseil. C’est pourtant le même homme qui, l’année suivante, soucieux de s’adapter à tous les enjeux de son époque, lance une patrouille mixte anti-harceleurs parce qu’il trouvait les autorités trop timorées. C’est aussi lui qui a décidé de créer la patrouille exclusivement féminine des Amazones. « Les pervers utilisent le métro pour harceler les femmes de plusieurs manières. Ils s’exhibent, se masturbent, se frottent contre elles ou les suivent. La police new-yorkaise n’a pas pris la mesure du problème. Mais les femmes veulent riposter », m’explique Curtis.