L’on entend souvent dire que les crédits de la dissuasion nucléaire sont « sanctuarisés » car il s’agit de « l’assurance-vie » de la Nation. Certains s’en félicitent.
D’autres, au contraire, le déplorent, estimant que l’on accorde trop d’importance aux forces stratégiques au détriment des troupes conventionnelles, en particulier terrestres, qui, régulièrement engagées dans les opérations extérieures, ne disposent pas toujours des matériels les plus modernes.
Ces propos, tenus notamment par un ancien ministre de la Défense, sont en fait simplistes, et donc redoutables quand il s’agit de convaincre l’opinion, qui n’est pas toujours bien informées sur ces questions. Car, à y regarder de près, la situation est un peu plus compliquée que ça.
Dans leur rapport sur l’exécution des crédits de la mission « Défense » pour l’année 2013, les députés Philippe Vitel et Geneviève Gosselin-Fleury s’attardent longuement sur la dissuasion française et remettent ainsi quelques pendules à l’heure.
Sur la question d’un éventuel abandon de la force de frappe française, les deux parlementaires sont catégoriques : ce serait un non-sens stratégique et politique total étant donné le contexte actuel.
« Une telle décision aurait pour conséquence de modifier considérablement la physionomie et les équilibres subtils du « club nucléaire ». En effet, il n’est pas inutile de rappeler que celui-ci est d’ores et déjà majoritairement composé d’États aux traditions démocratiques moins fortement établies – lorsqu’elles existent –, et au degré de prévisibilité politique – si ce n’est de rationalité – parfois incertain », écrivent-ils.
Quant au désarmement global, c’est une vue de l’esprit. « Les actuelles puissances nucléaires ne sont pas prêtes à rendre les armes », note le rapport. Ainsi, les États-Unis et le Royaume-Uni modernisent leurs capacités nucléaires afin de maintenir une « posture stratégique crédible » quand la Chine mène « en parallèle renforcement quantitatif et renforcement qualitatif » de son arsenal. Quant à la Russie, elle cherche à retrouver les capacités qu’étaient les siennes avant la chute de l’URSS.
« Il convient enfin de rappeler que les réductions capacitaires substantielles entreprises à la fin de la Guerre froide par les États nucléaires historiques et récemment réaffirmées n’ont manifestement pas dissuadé d’autres États de tenter d’acquérir le feu nucléaire », soulignent les deux députés.
Maintenant, combien coûte la dissuasion nucléaire française ? Est-elle vraiment sanctuarisée, ce qui laisserait à penser que les sommes investies ont été maintenue au fil des décennies, à leur montant initial ?
« Si, dans les premières années, d’importants volumes financiers ont effectivement été consacrés au lancement de la dissuasion, ses moyens ont ensuite régulièrement diminué. Ainsi, entre 1961 et 1967 l’effort financier avait été multiplié par cinq, passant de 0,2 % à environ 1 % du PIB. En 1990, il avait été réduit de plus de moitié en proportion et n’atteignait plus que 0,47 % du PIB. En 2013, il ne représentait que 0,15 % du PIB, soit 3,2 milliards d’euros pour 2 113,7 milliards d’euros de PIB », ont répondu les deux rapporteurs.
Le coût de la force de frappe française ne représente donc que 0,15% du PIB… Soit autant que le coût taux réduit de la TVA à 5,5% dans le secteur de la restauration (3 milliards de perte de recettes dans les caisses de l’État).
Quant aux Forces aériennes stratégique (FAS), qui viennent de fêter leur 50ème anniversaire, leur suppression, souvent évoquée pour faire des économies pour ne conserver que la composante océanique avec ses 4 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), ne rapporterait pas grand chose…
Déjà, leur format a été réduit (2 escadrons nucléaires au lieu de 3), de même que leurs effectifs, qui sont passés de 2 017 personnels en 2008 à 1 369 six ans plus tard. Et cela n’a pas pour autant bénéficié aux missions conventionnelles, auxquelles d’ailleurs les FAS participent. L’engagement d’un avion ravitailleur C-135 FR dans l’opération Chammal, en Irak, le prouve, s’il en était encore besoin.
« Au total le coût d’entretien de la composante aéroportée représente 7 % de l’agrégat nucléaire, soit 245 millions d’euros environ. Si l’on retire le maintien en condition opérationnelle (MCO) des avions qui participent aux missions conventionnelles, ce coût est divisé par deux et représente 3,5 % seulement de l’effort budgétaire global consacré à la dissuasion, soit 122,5 millions d’euros », avancent les deux députés. 122,5 millions donc… Soit le montant d’une grosse cagnotte de l’Euromillions.
Bien évidemment, ces sommes ne prennent pas en compte les crédits d’équipement ainsi que ceux dédiés à la recherche et le développement, étant attendu qu’il faudra moderniser les vecteurs et les porteurs d’ici 2035.
« Concernant le vecteur, deux projets ont trait au successeur de l’ASMP-A : l’un se focalise sur l’amélioration de sa furtivité, l’autre sur sa vitesse dans le but d’atteindre l’hypervélocité – Mach 7 ou 8, ce qui rend le missile difficilement interceptable par les défenses ennemies. Le choix du porteur – avion de combat de nouvelle génération ou porteur lourd – sera déterminant. En effet, le système retenu devra être suffisamment fiable et adaptable pour assurer pendant plusieurs décennies la pénétration des défenses adverses, alors que des progrès réguliers sont faits dans le domaine de la défense anti-missile », note, à ce sujet, le rapport.
Enfin, les sommes consommées par la dissuasion ne sont pas des dépenses… mais des investissements car, relèvent les deux députés, « les technologies et applications initialement pensées et conçues pour le nucléaire militaire ne restent pas forcément cantonnées à ce domaine. Beaucoup ont bénéficié par la suite au nucléaire civil et ont fait l’objet de développements au profit de la recherche, de l’industrie, de l’économie, et donc de l’ensemble de la société française ». Cela vaut pour des domaines de pointe, comme l’électronique, le calcul haute performance, les lasers de puissance, les moteurs de fusée (ce qui profite à Ariane).
Enfin, s’agissant de l’idée que la dissuasion nucléaire vampiriserait les crédits des forces conventionnelles, les rapporteurs l’estiment tout simplement fausse. Et cela pour trois raisons.
La première est que la « dissuasion confère à l’autorité politique une totale autonomie stratégique et, par conséquent, une liberté d’action en appui des forces conventionnelles ». Et d’ajouter : « Si la France peut déployer ses armées sur des théâtres d’opération aussi nombreux et variés, c’est aussi parce qu’elle peut faire entendre sa voix grâce à ses forces stratégiques, en minimisant par ailleurs les risques de chantage de la part de ses adversaires ».
Par ailleurs, il existe un « lien capacitaire fort » entre les forces stratégiques et conventionnelles, les premières tirant les secondes vers le haut. « C’est peut-être le nucléaire qui a permis de maintenir – du moins de ne pas trop rogner – certaines capacités conventionnelles », estime même Bruno Tertrais, de la Fondation pour la recherche stratégique.
Enfin, les savoir-faire mis au point pour les besoins des forces stratégiques bénéficient également aux forces conventionnelles. Ce fut le cas, par le passé, du ravitaillement en vol ou aux missions de pénétration à basse altitude. Ou, plus récemment, de la mise en oeuvre du missile de croisière SCALP.