M. Claude Calame, éminent intellectuel du système, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) de Paris s’est fendu il y a quelques jours (le 7 décembre) d’une chronique parue dans plusieurs titres de presse en France et en Suisse romande.
Le titre de son papier vaut à lui seul le détour : Les apories discriminatoires du libéralisme productiviste. C’est clair pour tout le monde ? Non, pas tout à fait ? Aucune importance, un vrai universitaire ne s’adresse toujours qu’à d’autres universitaires, seuls lecteurs susceptibles de le comprendre – et dans le cas de M. Calame, c’est sans doute mieux ainsi car il n’y a guère que dans la cafétéria de Sciences-Po qu’on peut prendre pour argent comptant les arguments fantaisistes qu’il déploie.
Vous l’aurez compris si vous avez pris la peine de décrypter le titre ampoulé de l’article, il s’agit d’un texte essayant de mettre en lumière les discriminations engendrées par le capitalisme. Sujet intéressant – c’est, en gros, ce que nous faisons ici chaque semaine avec “nos mots à nous”. M. Calame nous expose donc ce qu’est le but du capitalisme et ce qu’il croit être ses moyens : « Dans la perspective de maximiser le profit économique, il s’agit de favoriser la production et le libre commerce des marchandises mais de restreindre la circulation de leurs producteurs, et davantage encore l’immigration de celles et ceux qui sont exclus d’un système productiviste désormais mondialisé. […] A l’externe, [la politique concertée de développement mondial du capitalisme] empêche l’immigration de celles et ceux qui sont les victimes des vastes crises provoquées par un système refusant toute régulation qui répondrait à des critères autres que celui du profit : crises économiques, alimentaires et désormais financières. »
Il y a à la fois du vrai et du faux dans cette phrase. Du vrai car oui, le capitalisme vise toujours à la maximisation du profit et oui, la mondialisation du système productiviste (c’est-à-dire la transformation de nombreux pays en zones réservées pour telle ou telle tâche précise dans la chaine de production – d’où l’expression “atelier du monde”) met des millions de gens sur la paille et, parmi eux, en pousse un grand nombre à quitter leur pays pour tenter leur chance ailleurs. Du faux car le capitalisme, s’il favorise le libre commerce (libre circulation des biens et des capitaux à travers le monde) ne fait rien, mais vraiment rien, pour faire barrage à la libre circulation des personnes et à plus forte raison des travailleurs. Bien au contraire !
« D’une part on supprime toutes les barrières dont on prétend qu’elles entravent le marché et la circulation des gains financiers qui en sont retirés ; d’autre part on restreint par une panoplie de mesures de discrimination juridique et policière les libertés fondamentales des ouvriers de la société productiviste, souvent au nom de la préservation de l’“identité nationale”. »
M. Calame persiste dans cette erreur grossière – erreur qui tient plutôt du mensonge car on peut espérer qu’un professeur de formation ait tout de même compris les mécanismes généraux de l’économie mondiale. Il fait semblant de croire que les décisions relatives à l’extension des marchés et celles concernant certaines restrictions s’appliquant aux droits des immigrés procèdent de la même autorité, or nous savons bien – spécialement en Suisse – qu’il n’en est rien. Si les mesures prises par l’OMC entrainant la déréglementation des marchés et l’ouverture des frontières n’ont rien de démocratique, les décisions prises de temps à autre chez nous pour “serrer la vis” à nos frontières sont la plupart du temps le fruit d’une votation populaire. M. Calame feint sans doute de l’ignorer pour ne pas avoir à confesser ce désamour de la démocratie qui caractérise aujourd’hui nombre d’intellectuels de la gauche bourgeoise.
Il faudra aussi qu’il nous explique ce que sont les “libertés fondamentales des ouvriers de la société productiviste”. J’aurais tendance penser qu’il s’agit entre autres du droit de trouver un emploi dans son pays, mais pour M. Calame, cette liberté semble plutôt se résumer au droit de se faire exploiter à l’autre bout du monde en faisant jouer la sous-enchère salariale. Chacun sa vision du socialisme.
Quant à ce qu’il pense de l’identité nationale, l’usage des guillemets dont il entoure cette expression en dit sans doute assez long sur le crédit qu’il lui accorde. Nous faire croire que les multinationales éprouvent le moindre état d’âme pour l’identité nationale relève de la malhonnête intellectuelle pure et simple ! Le principe de la nation s’oppose par essence à celui de la mondialisation libérale : le marché global veut s’immiscer partout mais les nations ont des frontières, il veut libéraliser tous les secteurs mais les nations sont dirigées par des Etats, il veut créer un modèle de consommateur unique mais les nations cultivent leurs identités culturelles respectives.
« L’idéologie de l’économie de marché est devenue national-libéralisme. »
Avec M. Calame, nous ne sommes plus à un oxymore près… Faudra-t-il encore et toujours répéter que le terme fantasmatique “national-libéralisme” porte en lui-même sa propre contradiction ? Si, comme la réalité des marchés en atteste, la forme moderne du libéralisme est résolument mondialiste, comment pourrait-elle être à la fois nationale ? Il faut être méchamment naïf pour croire que si la loi donne à un grand PDG les moyens de maximiser ses profits en délocalisant ou en faisant jouer la concurrence entre travailleurs indigènes et étrangers, il va s’en abstenir par patriotisme ou par conscience civique ! Un national-libéral, si ce type de mutant existait, serait assurément moins libéral qu’un capitaliste global, mais dans la gauche d’aujourd’hui, il faut croire qu’on préfère voir l’ombre menaçante du Grand Capital chez les patrons de PME et les petits indépendants que chez les trusts internationaux…
A titre d’exemple des exclusions prétendument encouragées par le système capitaliste, il cite la récente votation suisse sur les minarets et dit la chose suivante : « Encore une fois le “ça suffit” populaire que permet la démocratie directe a été détourné sur un autre, diabolisé. » Et pour le coup, la logorrhée trotskisante passe de moins en moins bien car on désespère d’y trouver encore le moindre signe de cohérence. Si on comprend bien, M. Calame met dans le même panier les décisions prises par le peuple et celles prises par le grand capital – ce qui pour un socialiste est plutôt original – et considère que l’interdiction des minarets fait le jeu du libéralisme mondial, à rebrousse-poil de tous les analystes qui nous assuraient que cette même interdiction allait inévitablement décourager dans notre pays tous les investissements financiers en provenance du monde arabe… Allez comprendre !
Ce qu’on retiendra surtout, c’est que la démocratie est pour M. Calame une bonne chose lorsqu’elle va dans son sens mais qu’il suffit qu’elle s’en écarte (ce qu’elle fait la plupart du temps sans doute) pour qu’elle ait nécessairement été “détournée” de sa cible… Un seul élément évident émerge dans cet imbroglio : les gauchistes, tout en faisant mine – devant un public d’universitaires tiraillés entre leurs idéaux et leur situation sociale – de combattre la droite libérale et ce qu’il est convenu d’appeler les forces de l’argent, vont en fait main dans la main avec leurs frères ennemis puisque leurs visions du monde respectives ne se distinguent plus guère que par la rhétorique qui les emballe. Des deux côtés le mondialisme, des deux côtés l’immigration “libre et non faussée”, des deux côtés la haine et le mépris des nations, des peuples et des identités.
David L’Épée pour Unité Populaire