Le Rennais Gilles Munier est un des Français qui connaît le mieux l’Irak, pays où il s’est rendu à de multiples reprises du temps de Saddam Hussein. Comme il en suit l’actualité sur son blog, au jour le jour, depuis le renversement du régime en 2003, le chaos actuel ne l’étonne pas vraiment. Il s’en explique.
7 Jours : Début juin, tout le monde a été surpris par la prise de Mossoul par les djihadistes de l’« État islamique en Irak et au Levant », alors que la région pétrolière était sécurisée par des dizaines de milliers de soldats gouvernementaux. Comment expliquer cette défaite du régime installé à Bagdad par les Américains ?
Gilles Munier : Ce ne sont pas seulement les 800 djihadistes venus du désert qui ont mis en déroute deux divisions de la nouvelle armée irakienne, soit 60 000 hommes formés ces dix dernières années par les États-Unis. Ce sont surtout les réseaux d’opposants infiltrés dans les 1, 8 millions d’habitants qui ont pris la ville, parmi lesquels des tribus rebelles, des partisans d’Izzat Ibrahim, n°2 de Saddam dont la tête est mise à prix 10 millions de dollars par les Américains, et d’anciens officiers de l’armée irakienne dissoute en 2003.
À Mossoul et dans la région pétrolière de Ninive, majoritairement sunnites, les forces de sécurité étaient encadrées par des chiites, donc considérées comme des troupes d’occupation. Elles rackettaient la population, torturaient dans des prisons secrètes. Cela ne pouvait pas durer éternellement. Dix ans après l’invasion du pays sous des prétextes mensongers – armes de destruction massive, liens avec Ben Laden – les Américains récoltent ce qu’ils ont semé : une haine tenace et un chaos difficilement maitrisable.
À l’annonce du soulèvement de Mossoul, les officiers supérieurs chiites commandant la province se sont enfuis en hélicoptère et les hommes de troupes ont enfilé des habits civils pour rentrer chez eux. Résultat : les « insurgés » ont alors raflé d’énormes stocks d’armes et de missiles, des blindés, des hélicoptères. Ils ont confisqué les fonds déposés dans les banques et se sont emparés de plusieurs puits de pétrole. Un ancien général décoré par Saddam Hussein a été nommé maire de la ville. Du jamais vu dans l’histoire !
Plus qu’une révolte, on assiste en Irak à une révolution. Elle sera victorieuse ou noyée dans le sang. Si cela tourne mal, le pays implosera en trois États : chiite, sunnite et kurde… qui se feront la guerre. Soit dit en passant : c’est ce que souhaite Israël depuis longtemps, et cela correspond au projet présenté en 2006 par Joe Biden, actuel vice-président des États-Unis…
Mais maintenant les djihadistes annoncent la constitution d’un nouvel État – l’« État islamique » – recouvrant les territoires qu’ils ont conquis en Irak et en Syrie. Leur chef, Ibrahim dit « Abou Bakr al-Baghdadi », a été désigné calife, c’est-à-dire successeur du prophète Mohammad et donc chef de tous les musulmans. Que signifie pour vous la renaissance du califat dissous il y a un siècle, lors de la chute de l’Empire ottoman ?
Je ne sais pas si l’« État islamique », reconnu par personne, durera. Les acteurs de la prise de Mossoul n’ont pas le même agenda, mais l’impact de la résurrection du concept de califat est lourd de conséquences dans la région du Proche-Orient. Il remet en cause les frontières dessinées par la Grande-Bretagne et la France à la fin de la Première Guerre mondiale. L’existence d’Israël est de fait remise en question : cet État n’a jamais fixé ses frontières et n’existait pas du temps de l’Empire ottoman. C’est sans doute la raison pour laquelle Benjamin Netanyahou s’inquiète de la prolifération de cellules djihadistes dans les camps palestiniens et à Gaza et craint que la Jordanie soit un des prochains objectifs du calife Ibrahim.
Les États-Unis et la France soutiennent l’opposition syrienne composée de groupuscules modérés et d’organisations islamistes. Comment expliquer qu’Obama et Hollande s’inquiètent de la prise de Mossoul par des islamistes qu’ils arment à quelques centaines de kilomètres de là ?
Les Français et les Américains ont voulu renverser Bachar al-Assad, mais s’y sont très mal pris. Certes le pays a implosé, mais Assad peut tenir longtemps dans le morceau de Syrie qu’il dirige. Les services secrets syriens ont plus d’un tour dans leur sac et connaissent mieux leur environnement que la CIA et la DGSE. Poutine, qui aide militairement et financièrement le régime « laïc » de Damas, a nettement plus de marge de manœuvre qu’Obama, ou qu’Hollande dont les rodomontades n’impressionnent personne. Il pousse son avantage en livrant des hélicoptères de combat aux islamistes chiites de Bagdad.
À moins de sombrer dans le conspirationnisme, je ne crois pas que la prise de Mossoul et l’avancée des « insurgés » irakiens aux portes de Bagdad étaient prévues dans les chancelleries occidentales. Tout ce qu’on peut dire, c’est que les événements actuels en Irak n’auraient pas eu lieu, et avec une telle fulgurance, sans l’aide diplomatique et militaire apportée à l’opposition syrienne par les Occidentaux, l’Arabie et le Qatar. Pour le meilleur et pour le pire…