La carte d’Irak des positions tenues par les djihadistes, les forces gouvernementales et les peshmerga fait inévitablement penser au plan de partition du pays proposé en 2006 par Joe Biden.
Début juin, en quelques heures, les troupes gouvernementales s’étant débandées, Mossoul et Tikrit sont tombées aux mains des djihadistes anti-Nouri al-Maliki. Puis, Bagdad s’est trouvée menacée sur deux fronts. Daash (État Islamique en Irak et au Levant, ou EIIL), présenté comme le maître d’œuvre de l’opération, a fait la Une des médias. Les Kurdes ont pris Kirkouk, les « territoires disputés », et leurs champs pétroliers. Alors, le porte-avions USS George H. Bush et son escadre sont entrés dans le Golfe avec leurs tomawaks, tandis que 5 000 Bassidjis iraniens étaient mobilisés pour prêter main forte à Maliki… Personne ne s’attendait à une évolution aussi spectaculaire de la situation intérieure en Irak en si peu de temps. Et pourtant…
L’heure des comptes
Depuis le soulèvement de la région sunnite d’Al-Anbar en décembre 2012, l’opposition au régime chiite montait en puissance, aidée par la gestion calamiteuse et confessionnaliste de la crise par Nouri al-Maliki. Dans les régions voisines de Ninive, Salaheddine et Diyala, il ne se passait pas un jour sans attaque des forces du régime mais, comme les médias n’en parlaient pas, elles n’existaient pas. En mars et avril dernier, les communiqués militaires de la résistance patriotique irakienne, publiés par le blog Assurbanipal, n’intéressaient pas les journalistes focalisés sur la situation en Syrie. Ils donnaient pourtant une idée de l’avancée des djihadistes, et il leur aurait suffi d’aller à Mossoul pour s’apercevoir que les militaires du régime y étaient perçus comme des occupants.
Onze ans après le renversement de Saddam Hussein, l’heure des comptes semble avoir sonnée en Irak. La guerre civile en Syrie en a accéléré le timing, donnant du même coup une idée de l’importance des camps s’affrontant ces dernières années au Proche-Orient. D’un côté : l’Arabie saoudite, Qatar et les Emirats derrière les djihadistes. De l’autre : Nouri al-Maliki soutenu par l’Iran et - on ne sait jusqu’où et jusqu’à quand - par les États-Unis, avec derrière lui, pour une fois, la majorité des chiites effrayés par les menaces provocatrices de Daash contre Nadjaf et Kerbala, leurs lieux saints.
Au plan financier et armement lourd, la prise de Mossoul et de Tikrit ont changé radicalement la donne pour la rébellion. Pour Jack Keane, général américain quatre-étoile à la retraite, ancien conseillé de David Petraeus du temps du Surge anti-insurrectionnel (2007-2008) : « l’État Islamique en Irak et au Levant s’est imposé comme une force militaire formidable », il est en mesure de passer du stade « terroriste » à celui de la guerre conventionnelle. Et la résistance baasiste ou des tribus, victimes de l’omerta médiatique, également. Selon le site kurde Rudaw, neuf généraux de l’armée de Saddam étaient avec les djihadistes arrivés à Mossoul, trois autres incorporés dans l’armée de Maliki les ont rejoints. Azhar Al Obeidi, nommé gouverneur de la région de Ninive par la rébellion, est un général de la guerre Iran-Irak, décoré par Saddam Hussein.
Soldats apeurés
Pour ne pas perdre la face, Nouri al-Maliki a limogé quatre commandants pour « avoir renoncé à leur devoir professionnel et militaire ». Reste à savoir si ce n’est pas lui, également ministre de la Défense et de l’Intérieur, qui les a autorisés à s’en aller, car on comprend difficilement comment 800 djihadistes ont pu s’emparer d’une ville de 1,8 million d’habitants défendue par deux divisions, soit 30 000 soldats et 10 000 policiers, même apeurés ou démoralisés. Parmi les limogés, Mehdi al-Gharawi, commandant chiite des opérations de la province de Ninive, est un de ses protégés de longue date. Il s’est fait connaître par ses atrocités pendant la bataille de Falloujah en 2005. Les troupes d’occupation américaines l’avait ensuite radié de la police à la suite de tortures de prisonniers dans des prisons secrètes. Un mandat avait été délivré en 2007 pour l’arrêter mais que Maliki avait bloqué, selon WikiLeaks, en vertu d’un article du Code pénal irakien permettant d’en suspendre l’application lorsque le suspect a des fonctions officielles.
À l’évidence, Maliki joue la stratégie de la tension pour garder le pouvoir, mais son système est à bout de souffle. Moqtada Sadr pensait à lui et peut-être à Mehdi Al-Gharawi lorsqu’en février dernier, dans son énième discours d’adieu à la vie politique, il disait que l’« Irak est gouverné par des loups assoiffés de sang, des âmes avides de richesses ». Jusqu’à quand ?