La Nouvelle République : Avec l’entrée en lice de la Russie en Syrie, beaucoup s’accordent à dire que les données géopolitiques dans la région ont été bouleversées. Pourrait-on, ainsi, penser qu’on assiste à une redistribution des cartes, non seulement au Proche-Orient mais à l’échelle planétaire ?
Jean Bricmont : Tout dépend de la façon dont les choses vont évoluer. Si l’intervention russe permet de vaincre Daech en Syrie et à l’armée syrienne de reprendre le contrôle de territoires qu’elle a perdu, alors la Russie deviendra extrêmement populaire chez tous ceux qui n’aiment pas Daech, c’est-à-dire la plupart des citoyens occidentaux (mais pas tous leurs dirigeants), les chrétiens du Moyen-Orient, les chiites et un certain nombre de sunnites non fondamentalistes. Ce qui fait beaucoup de monde… Mais la partie est loin d’être jouée : l’Arabie saoudite, les Emirats, les Etats-Unis et certaines forces en Europe vont tout faire pour mettre des bâtons dans les roues des Russes. Leur problème, du moins pour les Etats-Unis, est de le faire sans donner l’impression de soutenir ouvertement Daech. La catastrophe de l’avion russe au-dessus du Sinaï, dont les causes sont inconnues, est peut-être un aspect de cette guerre indirecte et multiforme contre la Russie. En tout cas, le fait que les services occidentaux parlent d’un attentat et que les Russes le nient est déjà en soi un aspect d’une guerre psychologique.
Si, par contre, les Russes s’embourbent dans ce conflit, comme c’est arrivé en Afghanistan avec l’URSS dans le temps, ou finissent par abandonner la Syrie, alors les conséquences seront aussi monumentales, mais dans un autre sens : la Syrie sombrera dans un chaos complet, les forces obscurantistes dans le monde arabe seront renforcées, de même que la politique américaine d’ingérence ou de « changement de régime ». Néanmoins, il se peut que le chaos provoqué par la victoire de Daech engendre une révulsion générale en Europe (peut-être à cause d’une nouvelle crise des réfugiés), comme c’est en partie le cas à cause de la victoire des fondamentalistes en Libye, victoire qui n’a été possible que grâce à l’intervention de l’Otan.
Comme nos médias adorent comparer Poutine à Staline, comparaison absurde à bien des égards, je vais leur emboîter le pas et dire, sous forme de provocation, que la bataille de Syrie est le Stalingrad de notre temps- en effet, l’avenir d’une bonne partie du monde en dépend.
L’Allemagne porte une lourde responsabilité dans la guerre en Syrie. Pour rappel, elle s’était impliquée aux côtés du Royaume-Uni et de la France, en confiant la présidence de la réunion du « Groupe de travail sur le relèvement économique et le développement » des « Amis de la Syrie », à un haut diplomate, Clemens von Goetze. En juin 2012, il partagea lors d’une réunion à Abu Dhabi les richesses de la Syrie entre les États qui accepteraient de saboter la Conférence de Genève. Avant même d’avoir renversé la République arabe syrienne, les alliés se répartissaient les concessions d’exploitation de son gaz. Cela dit, comment peut-on expliquer la nouvelle prise de position allemande affichée par la chancelière allemande et reprise par son ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier qui cherche à organiser une réunion au sommet entre grandes puissances pour négocier la paix ?
Ne connaissant pas l’allemand et n’ayant jamais vécu dans ce pays, j’avoue avoir du mal à comprendre l’Allemagne. Vu du dehors, elle me semble être un pays très divisé. Il y a d’une part une Allemagne « historique » (allant de l’unification à 1933), puissante, économiquement et technologiquement efficace, dominante en Europe, relativement méprisante pour les autres peuples et, pour ces raisons, crainte et peu aimée en dehors de ses frontières. Et puis il y a l’Allemagne « de l’après-guerre » mélangeant sentiment de culpabilité et intérêt bien compris visant à faire oublier le passé.
Ceci peut mener à des politiques contradictoires : alignement sur les Etats-Unis et sur Israël, et accueil des migrants à cause du deuxième aspect, politique de paix et de coexistence pour favoriser son hégémonie économique (l’hégémonie militaire étant pour le moment politiquement impossible) à cause du premier.
En ce qui concerne la Russie, il y a un mélange de mépris des Slaves, et de compréhension de la complémentarité économique entre L’Allemagne et la Russie. Cela peut aussi mener à des politiques changeantes et contradictoires, alternant « russophobie » ou, dans le temps, anticommunisme fanatique, et détente. Je suppose que, s’il y a un véritable revirement dans la politique à l’égard de la Syrie et de la Russie, c’est parce qu’ils se rendent compte qu’il n’y a que deux issues possibles, celles que j’ai indiquées plus haut, et, qu’à choisir, ils préfèrent de loin un retour à la stabilité en Syrie, en particulier à cause du risque d’une aggravation de la crise des réfugiés qu’une victoire de Daech provoquerait sans doute.
En plus, il y a la question de l’Ukraine, où les Allemands ont été très impliqués dans l’agitation anti-russe, mais ont été pris de court, là comme ailleurs, par les Américains, ce qui a pu les amener à reconsidérer leurs positions.
Cette prise de position ne présage-t-elle pas un éventuel effritement au sein de l’Union européenne au moment où la France persiste à vouloir détruire la République arabe syrienne ?
Le problème est de savoir de quoi on parle quand on parle de « la France ». Ce pays n’est-il pas traditionnellement un protecteur des chrétiens du Moyen-Orient (avec la Russie d’ailleurs) ? Pourquoi alors la France s’acharne-t-elle à soutenir une politique qui mènerait à leur élimination (ce dont beaucoup de chrétiens du Moyen-Orient se plaignent d’ailleurs amèrement) ? La réponse est que « la France », celle à laquelle pensent beaucoup de gens dans le monde, celle de de Gaulle ou de Chirac en 2003 et même, dans une moindre mesure, celle de Mitterrand, n’existe plus. C’était une France indépendante, qui n’avait certes pas la force de l’Allemagne mais qui n’était pas non plus entravée par son passé, qui n’était alignée ni sur l’Est ni sur l’Ouest et qui pouvait se défendre « tous azimuts ».
Il est sans doute difficile pour des étrangers de comprendre la profondeur de la (contre-)révolution culturelle qui a bouleversé la France dans les années 1980-90, et qui a affecté tous les hommes et femmes politiques, de gauche comme de droite, à de rares exceptions près. Cette période a été celle du développement de la « culpabilité », à cause de Vichy. Mais, même si les Allemands vivant actuellement ne sont nullement coupables d’événements qui se sont passés avant leur naissance (ce qui vaut aussi évidemment pour les Français), dans le cas de la France, la culpabilité est encore plus artificielle : en effet, le régime de Vichy n’aurait jamais existé sans la guerre et la défaite et il n’y a jamais eu de persécutions antisémites dans la France républicaine et indépendante. Ce sentiment de culpabilité, largement encouragé par les médias, a mené à la diabolisation de tout ce qui peut être présenté comme du « nationalisme français ».
Notons au passage que c’est une absurdité historique de plus, puisque cela revient à ignorer le fait que les adversaires de Pétain, de Gaulle et les communistes, étaient, eux aussi, « nationalistes » (et sans doute plus sincèrement que Pétain).
Cet anti-nationalisme a été un argument très fort, en tout cas à gauche, pour encourager la construction européenne, qui est vue comme une façon d’en finir une fois pour toute avec ce fameux nationalisme. Or cette construction est très discutable d’un point de vue économique, et ne sert certainement pas les intérêts des travailleurs français, puisqu’elle revient à les mettre le plus directement possible en concurrence avec des travailleurs vivant dans des pays à bas salaires.
On peut évidemment se réjouir qu’un pays qui a eu des politiques impérialistes dans le passé soit pris d’un accès d’anti-nationalisme. Et on aurait raison de se réjouir si cela menait à des politiques pacifistes ou neutralistes similaires à celles de la Suisse actuellement, ou des pays scandinaves dans le passé. Mais ce n’est pas du tout cela ce qui s’est produit : l’anti-nationalisme français ne mène pas au rejet de la guerre mais plutôt au rejet de la politique d’indépendance de la France, à travers l’imposition du « devoir d’ingérence ».