Ces derniers mois, le secrétaire à la Défense Ashton Carter et le général Lloyd Austin – qui dirige les opérations du Pentagone au Moyen-Orient et en Asie centrale –, ont tous deux reconnu l’échec du programme de formation de rebelles « modérés » pour lutter contre Daech en Syrie.
Monsieur Carter a d’abord affirmé devant le Congrès des États-Unis que seulement 60 combattants avaient été formés dans le cadre de cette opération, lancée en 2014 et budgétée à hauteur de 500 millions de dollars [1] ; puis le général Austin a estimé que seuls « 4 ou 5 » hommes entraînés par les militaires états-uniens étaient alors actifs sur le terrain [2]. À la suite d’un ultime revers, ce programme d’entraînement a été « suspendu » puis « réduit » en octobre 2015 [3]. La presse internationale est donc unanime sur l’échec de cette politique. Néanmoins, il est possible que les chiffres ridicules avancés par le Pentagone aient eu un impact majeur sur l’opinion publique mondiale, que cet effet soit recherché ou non. En d’autres termes, ils ont certainement contribué à renforcer le mythe de l’« inaction » militaire des États-Unis et de leurs alliés occidentaux pour renverser Bachar el-Assad [4].
Or, bien que les puissances de l’OTAN et leurs alliés n’aient pas lancé de guerre ouverte contre ce régime, je vais analyser l’implication massive, illégale et clandestine de la CIA dans la déstabilisation de la Syrie, cette politique profonde ayant mobilisé différents services spéciaux moyen-orientaux et occidentaux [5].
Aujourd’hui, nous n’avons aucune idée précise de l’ampleur de cette intervention de l’Agence dans cette guerre civile. Cependant, d’après un article du Washington Post publié en juin 2015, la CIA a mené depuis 2013 contre le régime el-Assad « l’une [de ses] plus grandes opérations clandestines », dont le financement annuel avoisine le milliard de dollars [6]. D’après ce journal, cette intervention secrète – qui aurait notamment permis de former 10 000 rebelles –, s’inscrit dans un « plus vaste effort de plusieurs milliards de dollars impliquant l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie », c’est-à-dire les trois États notoirement connus pour soutenir les factions extrémistes en Syrie [7]. Bien qu’il ait officiellement démarré à l’automne 2013 [8], nous verrons que l’engagement de la CIA dans ce pays avait été lancé en janvier 2012, et qu’il trouve ses origines profondes en 2011, dans le contexte trouble de la guerre de l’OTAN en Libye [9]. Ainsi, je décrirai ce qui s’apparente à une guerre secrète multinationale contre le régime syrien, les opérations de la CIA et de ses alliés étant distinctes du programme lancé en 2014 par le Pentagone afin de former des combattants pour lutter contre Daech [10].
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Notes
[1] « Les États-Unis n’entraînent qu’une soixantaine de rebelles syriens », LeMonde.fr avec AFP et Reuters, 08 juillet 2015. Bien que ses auteurs n’en aient probablement pas eu l’intention, le titre de cet article donne l’impression que les États-Unis n’ont formé qu’une soixantaine de rebelles pour combattre en Syrie. Nul doute que les innombrables articles publiés à travers le monde sur le fiasco de cette opération du Pentagone ont renforcé cette perception erronée. Or, je démontrerai que l’engagement clandestin de la CIA et de ses partenaires en Syrie a été à la fois massif, trouble et illégal, et qu’il pourrait s’apparenter à une véritable guerre secrète multinationale.
[2] « Seulement “4 ou 5” rebelles formés par les Américains combattent », LeProgres.fr avec AFP, 16 septembre 2015. Ce titre est encore plus trompeur que le précédent. Détail intéressant : en fin d’article, on peut lire que « [l]a CIA anime parallèlement un programme clandestin d’entraînement de rebelles en Syrie ». Dans la plupart des récits médiatiques sur l’échec de cette opération du Pentagone, soit le vaste programme clandestin de la CIA n’est pas mentionné, soit il est brièvement évoqué, comme s’il s’agissait d’un détail insignifiant dans la guerre civile syrienne.
[3] « Syrie : le Pentagone réduit son programme d’entraînement de rebelles », BFMTV.com avec AFP, 9 octobre 2015 : « Les États-Unis ne vont plus essayer d’entraîner des groupes syriens anti-État islamique mais se concentrer sur la fourniture d’équipement et d’armes à des chefs de groupes rebelles triés sur le volet, selon un responsable américain du ministère de la Défense. »
[4] Armin Arefi, « Les forces en présence sur le territoire syrien », LePoint.fr, 17 septembre 2015. Dans cet article, la CIA et les services spéciaux occidentaux ne sont pas même évoqués parmi « les forces en présence sur le territoire syrien ». Nous verrons que de nombreuses autres sources refoulent ou minimisent cette intervention clandestine multinationale de la CIA, dont des médias importants et des hauts responsables à Washington.
[5] Par « alliés moyen-orientaux » de la CIA, je fais essentiellement référence à l’Arabie saoudite, au Qatar, à la Turquie et à la Jordanie. Comme je le montrerai, ces deux derniers pays abritent chacun un centre de commandement des opérations multinationales de l’Agence, également appelé « salle d’opérations » (« operations room »). Et nous verrons que l’Arabie saoudite et le Qatar, avec la Turquie, ont été les principaux soutiens financiers et militaires des factions extrémistes en Syrie. Le Mossad est également actif dans cette guerre secrète multinationale, mais son rôle est plus discret que celui de la CIA et de ses partenaires. Il semblerait notamment que les services israéliens aient joué un rôle crucial dans les activités de collecte de renseignements de l’Agence en Syrie (Joseph Fitsanakis, « US spy agencies turn to Israel, Turkey, for help in Syria war », IntelNews.org, 24 juillet 2012). En revanche, l’armée israélienne a joué un rôle nettement plus visible dans ce conflit, à l’instar de l’armée turque. Voir notamment Robert Parry, « Should US Ally with Al Qaeda in Syria ? », ConsortiumNews.com, 1er octobre 2015 : « [Branche syrienne d’]al-Qaïda, le Front al-Nosra a également bénéficié d’une alliance de facto avec Israël, qui a soigné des combattants d’al-Nosra pour les renvoyer ensuite combattre dans la zone du plateau du Golan. Israël a également mené des frappes aériennes en Syrie afin de soutenir les avancées d’al-Nosra, tuant notamment des conseillers du Hezbollah ou de l’Iran qui aidaient le gouvernement syrien. »
Par « alliés occidentaux » de la CIA, je désigne principalement les services spéciaux français et britanniques. Avec l’Agence, ils ont joué un rôle actif dans la déstabilisation de la Syrie, notamment dans la formation des rebelles (Julian Borger et Nick Hopkins, « West training Syrian rebels in Jordan », TheGuardian.co.uk, 8 mars 2013). Néanmoins, d’autres pays européens pourraient être impliqués dans ces opérations (Tolga Tanış, « There are 50 senior agents in Turkey, ex-spy says », HurriyetDailyNews.com, 16 septembre 2012). Dans la « salle d’opérations » multinationale basée en Jordanie, des officiers de services spéciaux et d’armées de près de 14 pays ont été recensés par un journal émirati à la fin de l’année 2013 (Phil Sands et Suha Maayeh, « Syrian rebels get arms and advice through secret command centre in Amman », TheNational.ae, 28 décembre 2013).
Enfin, par « services spéciaux », je ne signifie pas uniquement des services secrets, tels que la CIA ou le MIT, mais également des forces spéciales ou d’autres éléments militaires qui sont clandestinement impliqués dans cette guerre secrète. C’est le cas du JSOC, qui est le commandement des opérations spéciales du Pentagone (David S. Cloud et Raja Abdulrahim, « Update : U.S. training Syrian rebels ; White House ‘stepped up assistance’ », LATimes.com, 21 juin 2013). Les forces spéciales britanniques et françaises sont également engagées dans cette guerre secrète (Borger et Hopkins, « West training Syrian rebels in Jordan »).
[6] Greg Miller et Karen DeYoung, « Secret CIA effort in Syria faces large funding cut », WashingtonPost.com, 12 juin 2015. Remarque importante : dans l’immense majorité des récits sur l’intervention de la CIA en Syrie, l’action de l’Agence est décrite comme « inefficace » et d’ampleur limitée (Voir par exemple Ben Hubbard, « Warily, Jordan Assists Rebels in Syrian War », NYTimes.com, 10 avril 2014). Or, l’importance de cet article du Washington Post réside dans le fait que, contrairement à ce qui était unanimement affirmé dans la presse, cet engagement de la CIA en Syrie n’est pas « limité » mais massif, et qu’il entre dans le cadre « d’un plus vaste effort de plusieurs milliards de dollars impliquant l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie » – c’est-à-dire les trois États notoirement connus pour soutenir les factions extrémistes en Syrie (cf. la note suivante).
[7] Ibidem (accentuation ajoutée). Sur la création et le soutien, par l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, d’une coalition de groupes islamistes comprenant al-Qaïda comme l’une de ses principales forces, voir Luc Mathieu, « Syrie : l’Armée de la conquête sur le chemin de Damas », Liberation.fr, 14 mai 2015 ; « General Dempsey aknowledges U.S. Arab allies funding ISIS », CSPAN.org, 20 septembre 2014 : « Sénateur Lindsey Graham : “Connaissez-vous un allié arabe de premier plan qui embrasse la cause de l’EIIL [, c’est-à-dire Daech] ?” Général Martin Dempsey : “Je sais que des alliés arabes de premier plan les financent…” » ; Éric Leser, « Sans la Turquie, Daech n’existerait pas », Slate.fr, 2 août 2015 ; « Le Qatar : “valet des Américains” ou “club Med des terroristes” ? », entretien avec Fabrice Balanche, Challenge.fr, 15 janvier 2015 : « [L]e Qatar a financé le Front Al-Nosra (ou Nosra) jusqu’à la scission intervenue en avril 2013. L’organisation, rattachée à Al-Qaïda, est pourtant inscrite sur la liste terroriste des États-Unis depuis le 20 novembre 2012 et la déclaration d’Hillary Clinton. Après la scission en avril 2013 – autrement dit la séparation entre Nosra dirigé par le syrien Al-Joulani et l’État islamique (EI) conduit par l’irakien al-Baghdadi – le Qatar a choisi de soutenir l’EI contrairement à l’Arabie Saoudite qui continue de financer Nosra. Néanmoins, la réalité est bien plus complexe encore. Si l’EI est une organisation soudée et structurée, les groupes de Nosra, bien qu’ils prêtent tous allégeance, semblent bien plus autonomes. Ainsi, le Qatar peut être également amené à financer un groupe de combattants se revendiquant de Nosra pour un intérêt particulier. De même, il existe différents clans en Arabie Saoudite, qui est loin d’être un royaume monolithique. Ces familles soutiennent aussi bien Nosra que l’EI » (accentuation ajoutée) ; etc.
[8] Selon Vox.com et d’autres sources, l’« ordre secret » d’armer les rebelles a été approuvé en avril 2013, mais l’approvisionnement en armes et les entraînements se seraient concrétisés en septembre 2013, après qu’Obama eut repoussé l’intervention militaire directe en Syrie (Max Fisher et Johnny Harris, « Syria’s war : a 5-minute history », Vox.com, 14 octobre 2015). En septembre 2013, le Washington Post avait rapporté que les États-Unis commençaient à armer les rebelles, sans évoquer l’« ordre secret » d’Obama rapporté par Vox.com (Ernesto Londoño et Greg Miller, « CIA begins weapons delivery to Syrian rebels », WashingtonPost.com, 11 septembre 2013). En réalité, la CIA et le MI6 ont clandestinement armé les rebelles en Syrie depuis au moins janvier 2012, mais essentiellement via la logistique et les financements du Qatar, de la Turquie et de l’Arabie saoudite (Adam Johnson, « Down the Memory Hole : NYT Erases CIA’s Efforts to Overthrow Syria’s Government », FAIR.org, 20 septembre 2015).
[9] Souad Mekhennet, « The terrorists fighting us now ? We just finished training them », WashingtonPost.com, 18 août 2014) : « Au cours de nombreux entretiens menés ces deux derniers mois [avec des membres de l’État Islamique et du Front al-Nosra], ils ont décrit comment l’effondrement sécuritaire durant le Printemps arabe les a aidés à recruter, à se regrouper et à utiliser en leur faveur la stratégie occidentale – c’est-à-dire le soutien et l’entraînement de groupes afin de combattre des dictateurs. “Des Britanniques et des Américains nous avaient [également] entraînés durant le Printemps arabe en Libye”, d’après un homme surnommé Abou Saleh, qui a accepté d’être interrogé si son identité restait secrète. [Ce dernier], qui est originaire d’une ville proche de Benghazi, affirma qu’un groupe de Libyens et lui-même avaient bénéficié dans leur pays d’entraînements et de soutien de la part de membres des forces [spéciales] et des services de renseignement français, britanniques et états-uniens – avant de rejoindre le Front al-Nosra ou l’État Islamique [en Syrie]. Interrogées pour cet article, des sources militaires arabes et occidentales ont confirmé les affirmations d’Abou Saleh, selon lesquelles des rebelles en Libye avaient bénéficié d’“entraînements” et d’“équipements” durant la guerre contre le régime de Kadhafi » (accentuation ajoutée).
[10] Pour illustrer la confusion qui règne sur les politiques profondes de la CIA en Syrie, y compris chez les spécialistes, j’ai détecté une erreur factuelle dans un article du grand reporter Régis Le Sommier. Dans cette analyse, qui est pourtant d’une grande pertinence, il est écrit que « la CIA devait entraîner 15 000 rebelles “modérés” [sic]. Ils ne sont en fin de compte que 60, regroupés dans la Division 30. » (Régis Le Sommier, « Pourquoi Daech est là pour durer », ParisMatch.com, 11 septembre 2015). En réalité, le Pentagone, et non la CIA, avait été chargé par le Congrès en 2014 de former 15 000 combattants sur 3 ans pour lutter contre Daech (« Des soldats américains entraîneront des rebelles syriens », TDG.ch, 16 janvier 2015). D’après l’important article du Washington Post cité précédemment, l’Agence aurait formé non pas 60 mais 10 000 combattants pour lutter contre le régime de Bachar el-Assad (Miller et DeYoung, « Secret CIA effort in Syria faces large funding cut »). Cette erreur factuelle de la part d’un journaliste aussi compétent me semble être symptomatique de la confusion qui règne autour du rôle de la CIA en Syrie.