Discours de Jean Jaurès et joute oratoire Jaurès-Clemenceau en juin 1906 à la Chambre des députés. Georges Clemenceau est alors Ministre de l’Intérieur, Jean Jaurès est député du Tarn et siège dans le groupe des « Socialistes unifiés ».
Jean Jaurès :
J’estime que l’action légale peut être aujourd’hui plus puissante, plus efficace que l’action convulsive. Nous voulons demander à la classe ouvrière de s’organiser légalement pour échapper à toute tentative et à toute possibilité de violence ; mais, Monsieur le Ministre de l’Intérieur, nous ne sommes pas, nous ne pouvons pas être les dupes de l’hypocrisie sociale des classes dirigeantes. [...] Ce qu’elles entendent par le maintien de l’ordre…, ce qu’elles entendent par la répression de la violence, c’est la répression de tous les écarts, de tous les excès de la force ouvrière ; c’est aussi, sous prétexte d’en réprimer les écarts, de réprimer la force ouvrière elle-même et laisser le champ libre à la seule violence patronale. Ah ! Messieurs, quand on fait le bilan des grèves, quand on fait le bilan des conflits sociaux on oublie étrangement l’opposition de sens qui est dans les mêmes mots pour la classe patronale et pour la classe ouvrière. Ah ! les conditions de la lutte sont terriblement difficiles pour les ouvriers ?! La violence, pour eux, c’est chose visible…
Georges Clemenceau :
Fressenneville (1) se voit, ce n’est pas un écart de langage, cela ?!
Jean Jaurès :
Oui, Monsieur le Ministre, la violence c’est chose grossière…
Georges Clemenceau :
Cependant, elle ne vous frappe pas !
Jean Jaurès :
… palpable, saisissable chez les ouvriers ? : un geste de menace, il est vu, il est retenu. Une démarche d’intimidation est saisie, constatée, traînée devant les juges. Le propre de l’action ouvrière, dans ce conflit, lorsqu’elle s’exagère, lorsqu’elle s’exaspère, c’est de procéder, en effet, par la brutalité visible et saisissable des actes. Ah ?! Le patronat n’a pas besoin, lui, pour exercer une action violente, de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses ?! Quelques hommes se rassemblent, à huis clos, dans la sécurité, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés, sans éclat de voix, comme des diplomates causant autour du tapis vert, ils décident que le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers ? ; ils décident que les ouvriers qui continueront la lutte seront exclus, seront chassés, seront désignés par des marques imperceptibles, mais connues des autres patrons, à l’universelle vindicte patronale. Cela ne fait pas de bruit ? ; c’est le travail meurtrier de la machine qui, dans son engrenage, dans ses laminoirs, dans ses courroies, a pris l’homme palpitant et criant ; la machine ne grince même pas et c’est en silence qu’elle le broie. [...] La même opposition, elle éclate dans la recherche des responsabilités. De même que l’acte de la violence ouvrière est brutal, il est facile au juge, avec quelques témoins, de le constater, de le frapper, de le punir ; et voilà pourquoi toute la période des grèves s’accompagne automatiquement de condamnations multipliées.
1 – Allusion aux émeutes ouvrières de Fressenville, en Picardie, en avril 1906. Pour en savoir plus, lire « Nouvelle Grève dans le Vimeu à l’usine de M. Riquier. Agitation Révolutionnaires. Manifestations tumultueuses. Maisons saccagées et incendiées », d’après le journal L’Abbevillois du 6 avril 1906. / Une autre version des faits dans l’article La révolte des Riquier.