Causeur : De Georges Sorel, on se souvient d’un marxiste un peu étrange, qui a au moins autant intéressé l’extrême droite que l’extrême gauche. Dix ans après sa mort, l’URSS et l’Italie mussolinienne ont proposé d’offrir un monument à côté de sa tombe. Ça démarrait mal pour entrer au panthéon du cercle de la raison cher à Alain Minc, n’est-ce pas ?
Rodolphe Cart : C’est peu de le dire… Si Sorel revenait à notre époque, il est certain qu’il serait une cible de choix pour les membres du « cercle de la raison ». Il l’a même déjà été, en 1981, lorsque Bernard-Henri Lévy a sorti son livre L’idéologie française. Dans ce livre qui, on peut le dire, est authentiquement anti-français, Sorel est considéré, excusez du peu, comme l’un des « princes du pétainisme ouvrier ». Cela étant, il faut avouer que le rejet serait réciproque puisque la figure du pseudo-intellectuel était l’une des bêtes noires de Sorel – dont Alain Minc ou BHL sont de parfaits exemples. L’auteur des Illusions du progrès n’avait pas de mots assez durs pour vomir cette « engeance ». Il affirmait que donner le pouvoir aux réformistes, aux intellectuels et aux politiciens, revenait à promouvoir la corruption du corps prolétarien et à retarder la révolution sociale. Lui et son disciple, Édouard Berth, expliquaient très bien qu’il y avait deux noblesses : celle de « l’épée » et celle du « travail ». Il était dans le camp des prolétariens et en appelait au « réveil de la force du sang contre l’or ». De telles positions placent d’emblée Sorel en contradiction totale avec tout ce que représente désormais la gauche libérale, cosmopolite et bourgeoise.
Vous montrez que ses influences se situent chez Marx, chez Proudhon, mais aussi chez Bergson et Nietzsche, auxquels il reprend le vitalisme. Ce mélange hétérodoxe n’a-t-il pas nui à l’établissement d’un catéchisme facile à retenir pour le plus grand nombre ?
Effectivement, cet éventail / épouvantail de « maîtres » aussi différents ne pouvait pas aboutir à l’élaboration d’une doctrine claire, systémique. C’est même cet aspect touffu, quasiment inextricable, qui a fait dire à Lénine que Sorel était un auteur « brouillon ». De son vivant, Sorel est plutôt lu comme un chroniqueur qui porte un regard sévère – mais souvent juste – sur la société. Aussi, il faut s’entendre sur un élément capital le concernant : il ne cherchait pas à avoir des disciples mais seulement des condisciples. « J’engage avec mon lectorat, note-t-il dans la préface de la Ruine du monde antique, une conversation familière ; je lui soumets des idées et je le force à penser à son tour, pour me corriger et pour me compléter ».
La suite de l’article de Causeur est payante, donc nous arrêtons là. Cela nous permet néanmoins de nous replonger dans Sorel et Berth.