L’homme est-il fait pour être heureux ? Sans doute aimerait-il l’être, assurément. Le bonheur reste cependant un idéal abstrait, qu’il est bien difficile de définir positivement, et qu’il est moins facile encore de réaliser concrètement dans sa vie. On peut raisonnablement estimer que, depuis la nuit des temps, tous les représentants de notre espèce connaissent épisodiquement des moments de déprime ; le mal-être, le flou identitaire et la douleur d’exister font jusqu’à un certain point partie intégrante de notre condition. On peut imaginer aussi que certaines personnes sont plus vulnérables que d’autres à ce que nous appelons aujourd’hui la « dépression », que ce soit pour des raisons purement psychologiques, liées à l’éducation, ou pour des raisons physiologiques, liées au circuit neurologique et hormonal du corps.
Mais il y a néanmoins tout lieu de penser que notre époque est la proie d’un sentiment exacerbé de malaise intérieur. Depuis le tournant des années 1830 et l’entrée brutale dans la révolution industrielle, l’Occident semble ainsi submergé par une vague plus ou moins généralisée de « spleen », que les auteurs romantiques qualifiaient avec optimisme de « mal du siècle », sans savoir que nous l’éprouverions encore près de deux cents ans après eux… Notre art s’en est largement fait l’écho, tout au long du XXe siècle, de même que nos publications médicales, nos magazines, nos reportages télévisés et nos conversations. La « dépression » est partout, superficiellement soignée par les traitements pharmacologiques à la mode, comme une rustine apposée sur un navire en voie de perdition.
Le « mal du siècle » romantique n’était-il pas en somme une maladie naissante de la modernité ? Si la souffrance est éternelle, elle n’en varie pas moins d’une période à l’autre, dans sa nature et ses modes d’expression autant que dans son intensité. Certaines sociétés sont plus ou moins propices à l’éclosion du malaise et lui donnent des formes plus ou moins spectaculaires et graves. Peut-être la dépression mineure mais banalisée est-elle en quelque sorte une maladie des pays riches, le prix à payer existentiel pour un surcroît de confort matériel. Hyppolite Taine et Paul Bourget, en France, s’en faisaient déjà les témoins au XIXe siècle, tout comme Emile Durkheim, au tournant du XXe. Un peu plus tard, en 1935, Thierry Maulnier titrait un de ses livres les plus célèbres La crise est dans l’homme, pour rappeler que les crises de l’économie ne sont pas en premier lieu responsables des déséquilibres de l’humeur et des difficultés relationnelles, dans nos nations « développées », parce que ces phénomènes tiennent d’abord à une perversion des sociétés et, partant, à une perversion de l’humain.
Plus récemment, la thèse d’un mal-être inhérent à l’homme moderne, ou du moins accentué par les conditions modernes de vie, a été reprise chez nous par des auteurs tels que Marcel Gauchet, Gilles Lipovestky ou Alain Ehrenberg, avec des sensibilités diverses, voire encore à l’étranger par Christopher Lasch ou Daniel Bell. Mais ce sentiment croissant de déréliction n’est-il pas lui-même la conséquence d’un état d’esprit blasé ? Notre pessimisme ne découle-t-il pas d’une illusion d’optique, qui voudrait que, précisément parce que nos soucis sont moindres qu’autrefois, nous nous préoccupons davantage de ce qui nous reste de malheur et nous lamentons sans cesse sur notre sort ? Le spleen contemporain n’est-il pas seulement en somme un chagrin puéril d’enfants gâtés ?
Mal-être et richesse économique : l’anomie moderne
À vrai dire, s’il faut tenter de dresser une cartographie du désespoir, en ce début de XXIe siècle, reconnaissons qu’elle a de quoi nous inquiéter. Une enquête de 2004 estime qu’environ 11 % de la population, en France, souffre de dépression caractérisée, et 14 % d’angoisse pathologique [1]. Aux États-Unis, une enquête du National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism (NIAAA) de 2001-2002 considère que plus de 13 % des Américains ont subi une dépression majeure au cours de leur vie. Près de la moitié des gens qui souffrent de ce trouble veulent mourir, un tiers ont pensé au suicide et près de 9 % rapportent une tentative avortée.
Les suicides et les tentatives de suicide présentent d’ailleurs actuellement un caractère véritablement épidémique. Dans le monde, 1 million de personnes se suicident chaque année. Toutes les 40 secondes, une personne met fin à ses jours et, toutes les 3 secondes, une personne tente de le faire. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le risque de suicide et de tentative de suicide a augmenté de manière très sensible, dans la plupart des pays occidentaux, au point de quasiment doubler entre 1965 et 1985… Dans le classement des pays en fonction du taux de suicide observé au sein de la population, la France occupe une place tristement privilégiée.