Alors que Thierry Meyssan propose d’interpréter la reprise des négociations gazières entre Moscou et Ankara comme la réponse turque à la dénonciation du soutien d’Ankara à Daesh par Vladimir Poutine lors du G20, Manlio Dinucci y voit une décision sérieuse défiant Washington. Il propose donc d’interpréter la destruction du Sukhoï russe par la Turquie comme un sabotage états-unien des relations entre les deux États, alors que Thierry Meyssan voit dans cette opération une tentative d’Ankara de repousser la Russie hors de la zone dans laquelle il tente de créer un pseudo-Kurdistan. Les deux hypothèses doivent être prises en considération.
Le missile Aim-120 Amraam, lancé par le F-16 turc (tous les deux made in USA) n’était pas dirigé seulement contre le chasseur bombardier russe engagé en Syrie contre Daesh, mais contre un objectif bien plus important : le Turkish Sream, le gazoduc projeté qui apporterait le gaz russe en Turquie et, de là, en Grèce et autres pays de l’UE.
Le Turkish Stream est la réponse de Moscou au torpillage, par Washington, du South Stream, le gazoduc qui, en contournant l’Ukraine, aurait apporté le gaz russe jusqu’à Tarvisio (Province de Udine) et de là dans l’UE, avec de grands bénéfices pour l’Italie y compris en termes d’emploi [1]. Le projet, lancé par le russe Gazprom et l’italien Eni puis élargi à l’allemand Wintershall et au français EDF, était déjà en phase avancée de réalisation (la Saipem de l’Eni avait déjà un contrat de 2 milliards d’euros pour la construction du gazoduc à travers la mer Noire) quand, après avoir provoqué la crise ukrainienne, Washington lançait ce que le New York Times définissait comme « une stratégie agressive visant à réduire les fournitures russes de gaz à l’Europe ».
Sous pression états-unienne, la Bulgarie bloquait en décembre 2014 les travaux du South Stream, enterrant le projet [2]. Mais en même temps, bien que Moscou et Ankara fussent dans des camps opposés concernant la Syrie et Daesh, Gazprom signait un accord préliminaire avec la compagnie turque Botas pour la réalisation d’un double gazoduc Russie-Turquie à travers la mer Noire.
Le 19 juin, Moscou et Athènes signaient un accord préliminaire sur l’extension du Turkish Stream (avec une dépense de 2 milliards de dollars à charge de la Russie) jusqu’en Grèce, pour en faire la porte d’entrée du nouveau gazoduc dans l’Union européenne [3].
Le 22 juillet, Barack Obama téléphonait à Recep Tayyip Erdoğan, en demandant que la Turquie se retirât du projet [4].
Le 16 novembre, Moscou et Ankara annonçaient, au contraire, de prochaines rencontres gouvernementales pour lancer le Turkish Stream, avec une portée supérieure à celle du plus grand gazoduc à travers l’Ukraine. Huit jours plus tard, l’abattage du chasseur russe provoquait le blocage, si ce n’est l’effacement, du projet.
À coup sûr, à Washington, on a trinqué au nouveau succès. La Turquie, qui importait de Russie 55 % de son gaz et 30 % de son pétrole, se trouve en fait lésée par les sanctions russes et risque de perdre le gros business du Turkish Stream. Qui alors en Turquie avait intérêt à abattre volontairement le chasseur russe, sachant quelles en auraient été les conséquences ? La phrase d’Erdoğan, « Nous voudrions que ce ne soit pas arrivé, mais c’est arrivé, j’espère qu’une chose de ce genre n’arrivera plus », implique un scénario plus complexe que le scénario officiel. En Turquie il y a d’importants commandements, bases et radars de l’OTAN sous commandement US : l’ordre d’abattre le chasseur russe a été donné à l’intérieur de ce cadre.
En ce point, quelle est la situation dans la « guerre des gazoducs » ? Les USA et l’OTAN contrôlent le territoire ukrainien par où passent les gazoducs Russie-UE, mais la Russie peut aujourd’hui moins compter sur eux (la quantité de gaz qu’ils transportent est tombée de 90 % à 40 % de l’export russe de gaz vers l’Europe) grâce à deux couloirs alternatifs.
Le Nord Stream, qui, au Nord de l’Ukraine, apporte le gaz russe en Allemagne : Gazprom maintenant veut le doubler mais le projet est contrecarré dans l’UE par la Pologne et d’autres gouvernements de l’Est (davantage liés à Washington qu’à Bruxelles).
Le Blue Stream, géré de façon paritaire par Gazprom et Eni, qui au sud passe par la Turquie et de ce fait n’est pas sans risque.
L’UE pourrait importer beaucoup de gaz à bas prix de l’Iran, avec un gazoduc déjà projeté à travers Irak et Syrie, mais le projet est bloqué (non par hasard) par la guerre déchaînée dans ces pays par la stratégie des USA et de l’OTAN.