La Turquie abat un bombardier russe en Syrie, et les principaux journaux italiens n’arrivent pas à faire mieux que de titrer leurs articles de cette surréelle, voire orwellienne déclaration de Barack Obama : « La Turquie a le droit de se défendre. » En Allemagne, le quotidien Bild écrase toute concurrence en titrant son édition en ligne : « Poutine attaque la Turquie. »
Voici la couverture que Bild a publiée en ligne à 15h41 le 24 nov. 2015 :
Une heure plus tard, ils l’ont modifié en ces termes : « Poutine menace la Turquie. »
Ce sont là les symptômes manifestes de ce que l’Occident s’éloigne toujours plus de la réalité, et de manière toujours plus arrogante. La Turquie n’a jamais déclaré avoir été attaquée ou avoir réagi à une agression. Mais alors, pourquoi diable la défend-on avec des arguments qui n’ont absolument aucun sens, et que même la Turquie n’a pas osé employer ? Nous voilà devant un cas inhabituel de Excusatio non petita, accusatio manifesta (en français : « qui s’excuse s’accuse »).
Le fait est que les justifications présentées par la Turquie – à savoir, la simple violation de son espace aérien, de surcroit pendant quelques secondes seulement –, sont tout simplement inacceptables. Même pour les standards orwelliens qui ont désormais cours en Occident.
Comme l’a d’ailleurs immédiatement déclaré Poutine, il s’agit d’un véritable « coup de poignard dans le dos » de la part d’un pays ami. C’est une chose de voir un de ses avions de chasse abattu par un ennemi, c’en est une autre lorsqu’il s’agit d’un pays ami, ou présumé tel. Au-delà des discours OTAN/non-OTAN, la Russie et la Turquie étaient des nations amies, avec d’énormes intérêts en commun. Les citoyens turcs peuvent voyager en Russie sans besoin de visa, et vice versa, les Russes peuvent se rendre librement en Turquie. Ce n’est pas rien ! Chaque année, plus de 5 millions de riches Russes envahissent les plages turques, pour un chiffre d’affaires de 4 milliards de dollars par an [1]. Sans parler d’une myriade de contrats commerciaux de toutes natures. C’est tout cela qui est remis en cause aujourd’hui.
L’embuscade était si bien préparée [2] que dans les montagnes de Lattaquié se trouvaient des journalistes pour photographier et filmer l’avion abattu : l’opérateur Erdal Turkoglu et le photoreporter Fatih Aktas de la chaine turque Anadolu. Certains journaux utilisent encore l’expression « incident », sans doute pour minimiser la chose, mais ce ne fut pas un incident. Un acte hostile d’une telle portée venant d’un pays ami constitue avant tout une trahison ignoble et impardonnable.
Les pilotes russes de l’avion abattu se sont éjectés avec leur parachute, et alors que l’un deux a pu être sauvé par les Russes, l’autre a été fièrement abattu à l’aide d’une mitrailleuse par des combattants turkmènes alors qu’il était encore en l’air. Les combattants – pardon, l’ « opposition syrienne modérée » comme il plaît à certains pays de les appeler – se sont eux-mêmes vantés de ce mitraillage. Au passage, rappelons que cet acte constitue un crime de guerre selon la Convention de Genève, protocole 1 de l’article 42 (1977) :
« Toute personne sautant en parachute d’un aéronef en perdition est protégée pendant sa descente en direction du sol. »
Mais qui s’en soucie ? Vos journalistes préférés opérant dans les médias grand public se foutent éperdument de ces détails. Et gare à leur en parler ! Lorsque des journalistes d’un autre niveau ont posé la question au porte-parole américain, sa réponse évasive (« nous sommes encore en train de vérifier ce qui s’est passé ») fait presque peine à voir (il faut voir cette vidéo pour y croire).
Durant de la mission de sauvetage des pilotes, un soldat de la marine russe a été tué lors d’une attaque par un système de missile américain TOW (ceci s’adresse aux naïfs qui s’interrogent encore sur qui fournit des armes à ces gens-là). Une vidéo documente tout cela [3].
L’attaque est survenue peu après que la Russie a finalement interrompu le trafic de pétrole que l’EIIL opère tranquillement depuis des années en le vendant à la Turquie. La Russie a en effet détruit plus de 1000 (mille !) camions-citernes que, pour une raison encore inconnue, les satellites-espions américains n’étaient pas encore parvenus à repérer depuis tout ce temps. La télévision américaine PBS est même allée jusqu’à diffuser une vidéo montrant la destruction de ces camions-citernes de l’EIIL, affirmant que c’était l’œuvre d’un bombardement américain. Dommage que sur les images, on voie en marge des inscriptions en cyrillique, mais après tout, nous savons que l’Américain moyen ne lit pas [4].
Certains affirment que l’un des fils d’Erdogan est personnellement impliqué dans la gestion de ce trafic de pétrole. Il paraît de plus en plus plausible que derrière tout cela, on retrouve une certaine mégalomanie néo-ottomane du président Erdogan.
La Russie a interrompu tout contact militaire avec la Turquie. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, a annulé une visite programmée. Le lance-missile Moskva a été envoyé près de la base de Lattaquié avec ordre d’attaquer toute position qui pourrait constituer un danger. Lors des prochaines missions aériennes, les bombardiers russes seront accompagnés d’avions de chasse. Les Russes ont aussi décidé d’envoyer sur le terrain les missiles S-400, le meilleur système antiaérien au monde, capable d’intercepter des missiles de croisière volant à plus de 17 000 km/h. Quelque chose me dit que les avions turcs feraient bien d’éviter d’approcher trop près du territoire syrien.
Il reste à savoir ce qui va se passer lorsque les avions de l’OTAN appartenant à d’autres nations (États-Unis et France notamment) envahiront de nouveau l’espace aérien syrien. Rappelons que les missions aériennes américaines et françaises en Syrie sont parfaitement illégales au regard du droit international, étant donné que le gouvernement syrien ne les a jamais autorisées (alors qu’il a donné son accord aux missions russes). Donc en théorie, les Russes auraient parfaitement le droit d’abattre, pour le compte de la Syrie, tout avion américain ou français qui survolerait la Syrie. Qu’ils y aient intérêt ou pas, c’est une autre histoire (les Russes sont les derniers à vouloir une nouvelle guerre mondiale).
Pour des raisons de realpolitik, la Russie ne veut certainement pas entrer en conflit avec la Turquie, avec laquelle elle a bien trop d’intérêts en commun. Il est malgré tout probable qu’elle adoptera des mesures de rétorsion asymétriques. Le journaliste Pepe Escobar en a énuméré quelques-unes possibles : 60% du gaz nécessaire à la Turquie est importée de Russie ; qui sait si un problème technique ne va pas interrompre ces livraisons au beau milieu de l’hiver ? On ne peut pas exclure non plus quelques incursions des Spetznaz (les forces spéciales russes) aux dépens des combattants turcs. Les séparatistes kurdes de l’Anatolie pourraient soudain recevoir une aide mystérieuse, etc.
Lors d’une conférence de presse, Lavrov a déclaré que certains accords commerciaux seraient dénoncés. D’importantes agences de voyages russes ont d’ores et déjà rayé la Turquie de leur liste de destinations.
À la longue, il est possible que les rapports avec la Turquie reviennent à la normale, mais probablement pas sous Erdogan. Si à l’époque, Bettino Craxi avait fini par payer le prix fort aux Américains à Sigonella, il parait difficile d’imaginer aujourd’hui que les Russes pardonnent à Erdogan pour une impolitesse infiniment plus grave. Et les Turcs eux-mêmes pourraient finir par le faire payer cher à Erdogan, si les conséquences économiques pour la Turquie venaient à être trop douloureuses.
Comme l’a fait observer à chaud Vladimir Poutine, il est difficile de comprendre à qui profite cette attaque. Cui prodest ? Pour la Turquie, c’est un suicide sans précédent pour son image. Bien que les médias atlantistes essaient par tous les moyens de se rattraper aux branches, il devient de plus en plus clair aux citoyens occidentaux que la Turquie est de fait l’une des principales puissances régionales qui soutiennent l’EI. Nous parlons là des coupeurs de têtes, pas de gens très sympathiques. Se voir associés à eux dans l’opinion publique mondiale n’est certainement pas un bien en termes d’image de marque pour Ankara.
Les personnes informées n’avaient de toute façon plus beaucoup de doutes sur la réalité du soutien de l’EI par la Turquie – on trouve même une étude de l’Université de Columbia qui énumère un nombre impressionnant de preuves [5] –, mais le grand public qui se nourrit des médias de masse n’en savait rien. Maintenant, certains yeux commencent à s’ouvrir.
Les seuls à qui la crise semble être bénéfique sont les États-Unis : cela constituerait un énorme succès pour eux si d’aventure le projet Turkish Stream était annulé ; il s’agit du gazoduc qui devait apporter le gaz russe en Europe et qui avait remplacé le projet South Stream, lui-même déjà abandonné suite à des pressions américaines sur la Bulgarie. L’ex-candidat aux élections US, Lyndon Larouche, a ouvertement accusé le gouvernement Obama d’avoir opéré en coulisses dans cette affaire [6].
Sergei Lavrov a fait aussi une remarque importante : d’après lui, avant de faire passer un F-16 à l’action (c’est ce type d’avion turc qui a abattu le bombardier russe), il faut de toute façon que les Turcs obtiennent l’autorisation des Américains. Les déclarations des USA selon lesquelles ils n’ont rien à voir dans tout cela tiennent de la farce pure.
Maintenant que le mal est fait, la Turquie cherche un moyen de sauver ce qui peut l’être, mais rien ne dit qu’il reste quelque chose à sauver. Elle se cache derrière l’excuse ridicule selon laquelle elle n’aurait pas su que l’avion était russe. Lavrov a eu beau jeu de montrer l’absurdité d’une telle position et a évoqué une discussion qu’il avait eue à ce sujet avec son homologue turc. Voici en conclusion, quelques-unes des déclarations de Lavrov, résumées librement :
« Je viens d’avoir une conversation téléphonique avec le ministre turc des Affaires étrangères. (…) Il a déclaré que de leur côté, ils ne savaient pas que l’avion était russe (…) et quand je lui ai demandé « mais alors, les avions de l’OTAN qui volent aussi dans cette zone, vous pouvez eux aussi les abattre en 17 secondes avant de les avoir identifiés ? » Il ne m’a pas répondu. (…) J’ai fait remarquer que nous avions un accord avec les USA pour éviter tout incident militaire, et dans lequel il est écrit que tous les alliés de la coalition américaine doivent le respecter. Le ministre turc n’a pas su quoi me répondre. (…) J’ai demandé si les actions [militaires] turques avaient été coordonnées avec les USA. Il n’a pas répondu non plus à cela. (…) Mon homologue turc me demandait de garder à l’esprit les bons rapports entre nos deux pays… mais on ne parle pas d’amitié après avoir donné un coup de poignard dans le dos. (…) Le ministre turc répétait à l’envi que nous devions rester en bons rapports… (…) J’ai rappelé au ministre que lorsqu’un avion turc avait été abattu voilà 3 ans en Syrie, ce même Erdogan avait déclaré au Parlement qu’une brève incursion d’un appareil dans l’espace aérien ne peut pas être considérée comme une attaque. (…) Je voudrais ajouter que la Turquie outrepasse les limites de l’espace aérien grec plus de 1500 fois chaque année, mais que les Grecs n’abattent pas ces avions, ils écrivent pour protester ; il ne leur viendrait pas à l’esprit d’ouvrir le feu. »
Source : ilfattoquotidiano.fr