Simone Weil est une météorite dans le ciel de la pensée. Professeur de philosophie, ouvrière, militante syndicale, combattante et mystique chrétienne, elle fut, le temps de sa courte vie, un esprit libre et indocile, si lumineux qu’aucun carcan doctrinal ne put le brider.
Au-dessus de tout parti idéologique, à rebours de quelque chapelle dogmatique que ce soit, Weil brille par son grand amour – à entendre au sens de quête – pour la vérité : « J’aimais mieux mourir que vivre sans elle. » (S. Weil, Autobiographie spirituelle). Cette vérité, qui a valeur de bien absolu, ne peut être conçue que comme transcendante, surnaturelle, et par là même anhistorique, approchée de plus ou moins près par les différentes civilisations. Passionnée par le génie de l’esprit grec, elle voit dans ses mythes et dans la philosophie antique une anticipation, une préfiguration de ce qui sera pour elle l’image culminante de la vérité : la figure du Christ.
« Le Christ aime qu’on lui préfère la vérité, car avant d’être le Christ il est la vérité. Si on se détourne de lui pour aller vers la vérité, on ne fera pas un long chemin sans tomber dans ses bras. » (Autobiographie spirituelle)
Si Simone rejette son judaïsme initial et le Dieu qu’elle présente comme cruel et vengeur dans l’Ancien Testament, elle finit par embrasser un christianisme d’amour qui, bien que n’ayant jamais été concrétisé par le baptême à cause de sa méfiance vis-à-vis de l’Eglise institutionnelle et censeure, l’a rendue chrétienne au sens étymologique du terme : disciple du Christ. Sa spiritualité est la confluence de ses influences qui, par absence de cloisonnement, se sont nourries mutuellement : elle réussit le pari de conjuguer la pensée grecque comme la sagesse orientale, l’inspiration marxiste et socialiste de ses débuts, et sa fascination profonde pour le Christ et son message, percevant l’ensemble comme autant de réverbérations de la vérité. Celles-ci n’en sont par ailleurs pas restées à de simples spéculations métaphysiques, mais ont résonné jusque dans son vécu : passée par l’usine pour endurer la condition ouvrière et donner corps à son engagement auprès des travailleurs, elle s’enrôlera dans la guerre d’Espagne en 1936 puis dans la résistance, tout en rencontrant le Christ au cours d’expériences mystiques.
Dans son recueil Attente de Dieu, Simone Weil raconte avoir été d’abord touchée par la beauté des chants d’une procession dans un village portugais, voyant l’essence populaire du christianisme : « Là j’ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres. »
Puis, lors d’une visite dans une chapelle à Assise, elle est submergée par une force qui la pousse à se mettre à genoux. Enfin, à la récitation du poème Amour de George Herbert, elle est saisie par la présence du Christ : « C’est au cours d’une de ces récitations que, comme je vous l’ai écrit, le Christ lui-même est descendu et m’a prise. Dans mes raisonnements sur l’insolubilité du problème de Dieu, je n’avais pas prévu la possibilité de cela. »
Cette révélation, cette levée du voile suivant son étymologie latine revelare, est le geste de la vérité au sens grec et platonien du terme : la vérité, l’alètheia, est dévoilement ; elle transperce le voile des apparences. Dans l’expérience mystique, c’est Dieu qui transperce le voile et se manifeste sous le mode de l’amour ; mais un tel contact, s’il gagne le cœur, est un défi pour la raison. Comment l’intelligence peut-elle consentir à ce qui la dépasse ? Et comment, dès lors, penser ensemble un Dieu qui est absolutisation de l’amour, et le mal sur Terre ? Cette question parcourt la pensée weilienne.
Pour quiconque que la souffrance d’autrui affecte, l’écharde de la foi, épine tant conceptuelle que morale, est de faire coexister la perfection d’un Dieu-Bien et omnipotent, avec un monde chaotique qui, même né de Lui, ne connaît que son miroir inverse : un malheur qui s’abat indistinctement sur les bons comme sur les mauvais. Simone Weil concevait ce monde comme le règne de la pesanteur, cette force descendante qui dirige tout vers le bas. Pesanteur matérielle, pesanteur morale : tout ce qui se rapporte à de la bassesse, qu’il s’agisse de la force gravitationnelle qui précipite les corps au sol ou des vicissitudes de l’âme qui la pousse à dominer, à posséder, à se rapporter à soi. La pesanteur nous place à une distance infinie de Dieu : nous sommes infiniment loin de Dieu, parce qu’infiniment loin du Bien. Ici-bas, nous ne connaissons que le mal ; telle est, pour nous, la tragédie de la pesanteur, mais aussi, paradoxalement, notre plus grande chance. Nous sommes au point où le mal est extrême, « point où l’amour est tout juste possible » écrit Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce (PG). Mais cela ne débouche sur aucun pessimisme existentiel ; au contraire pour elle, il s’agit là d’une faveur : « C’est un grand privilège, car l’amour qui unit est proportionnel à la distance. » (PG)
L’écart incommensurable qui nous sépare de Dieu donne la mesure de l’amour nécessaire pour s’unir : seul un amour incommensurable peut vaincre un éloignement infini. Plus on est loin, et plus il faut d’amour pour venir jusqu’à l’autre ; Dieu est celui qui a fait le premier pas, et qui n’a cessé de le faire, de son amour sans faille. C’est lui qui, dans la Création, « renonce à tout pour que nous soyons quelque chose » (PG), lui qui, dans l’incarnation, traverse l’épaisseur du temps et de l’espace pour s’abaisser jusqu’à nous. À nous, maintenant, de le recevoir, nous laissant toucher par son amour. Comment ? Simone Weil parle de l’attention, cette mise à disposition de nous-même offerte à la rencontre avec Dieu. Par l’attention, il s’agit d’accueillir Dieu en lui laissant l’espace nécessaire pour venir à notre rencontre. L’attention est comparable à une prière profonde qui n’est qu’attente, et qui exige de faire le vide en et autour de soi :
« L’attention est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c’est un effort négatif. […] La pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer. […] Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus. » (PG)
Le vide que réclame l’attention n’est pas un vide privatif, pas une néantisation qui serait pure négation, mais un vide qui accueille la présence de Dieu. Il faut pouvoir endurer et accepter le vide, sans consolation, pour laisser Dieu venir le combler. Pour ce faire, Weil pense un dépouillement extrême, à la fois objectif et spirituel, qui passe par un renoncement aux biens matériels, avec pour seul vêtement intérieur celui de l’humilité : tel est le prix de la vérité. L’attention demande donc de faire taire l’ego : il faut accepter sa condition d’étant né de Dieu, et maintenu à l’existence par lui, pour intégrer le fait de n’être rien en dehors de l’intercession divine. Il faut consentir à n’être, par soi, strictement rien. Simone ira jusqu’à parler du « suicide du je », cet ego encombrant, source d’illusions et d’idolâtrie, qui s’aveugle sur ses capacités et s’en enorgueillit. Nous devons être capables de détruire le je pour être pleinement attentifs, autrement dit réceptifs, à la rencontre avec Dieu :
« Il faut reconnaître que rien dans le monde n’est le centre du monde, que le centre du monde est hors du monde, que nul ici-bas n’a le droit de dire je. Il faut renoncer en faveur de Dieu, par amour de Lui et de la vérité, à ce pouvoir illusoire qu’Il nous a accordé de penser à la première personne. Il nous l’a accordé pour qu’il nous soit possible d’y renoncer par amour. » (PG)
Il faut aimer la vérité jusqu’à se mettre à nu, jusqu’à s’anéantir soi-même. Mais cela nécessite de renoncer à ce qui, fatalement, nous commande en ce monde : la pesanteur. Comment déjouer la loi naturelle qui nous pousse à l’expression de notre puissance, à la domination, à l’égoïsme ? Comment renoncer à être, abandonnant tout, y compris soi-même, dans l’attention soutenue ? « Cela est contraire à toutes les lois de la nature : la grâce seule le peut », écrit Weil. Une seule force est capable de contrer l’implacable pesanteur : la grâce. La grâce est le mouvement ascendant qui lutte contre la descente de la pesanteur, la force qui, comme les plantes qui défient l’attraction terrestre, fait croître vers le haut. Mais cette élévation ne se fait que dans un second temps, qui suit un abaissement : la grâce est la montée, mais une montée qui ne passe que par l’amoindrissement. La pesanteur entraîne tout vers le bas : la grâce, elle, ne va vers le bas que pour grandir. « Abaisser quand on veut élever », écrit Simone, là réside le cœur du christianisme : la croix est le levier du monde. Elle est le point de renversement où Dieu tout puissant meurt en esclave ; où le Bien absolu, maculé du sang innocent, s’humilie dans la mort infâme. Mais, aussi incompressible que ce put l’être pour les juifs et les Grecs disait Saint-Paul, c’est précisément là que réside toute sa grandeur. À nous, maintenant, d’imiter la kénose divine ; mais cela, on ne le fait pas par nos propres moyens. Assumer le vide, aller à sa néantisation, ce n’est pas l’œuvre de la volonté ; c’est celle de la grâce qui nous pousse à nous « décréer » : la grâce, estime Simone, est un processus de décréation. Dans la Création, Dieu a renoncé à être tout pour que nous puissions être quelque chose : il a permis l’existence d’une réalité extérieure à la sienne, indépendante de Lui, et par là même indifférente au Bien. Dieu s’est retiré, et c’est ce qui explique le mal en ce monde. À nous maintenant de consentir au mouvement inverse, d’abdiquer, de « renoncer à être » écrit Simone, pour que Dieu soit tout.
« La création est un acte d’amour et elle est perpétuelle. À chaque instant notre existence est amour de Dieu pour nous. Mais Dieu ne peut aimer que soi-même. Son amour pour nous est amour pour soi à travers nous. Ainsi, lui qui nous donne l’être, il aime en nous le consentement à ne pas être. Notre existence n’est faite que de son attente, de notre consentement à ne pas exister. » (PG)
La mystique weilienne est une prouesse d’humilité, qui pense un don d’amour infini dont nous ne pouvons nous faire que le réceptacle. Dans la Création, Dieu a consenti par amour à se retirer, à renoncer à sa toute-puissance, tolérant un monde sous domination d’une mécanique implacable, à l’épreuve du mal : mais le mal ne peut atteindre le Bien pur. La lumière divine, faisceau de vérité, perce les couches qui nous en sépare pour descendre jusqu’à nous et infiltrer l’âme : à nous, en retour, de l’accueillir, de nous abandonner à la grâce, pour ne faire plus qu’un.