Je l’ai dit publiquement et je le maintiens : entre mon arrivée en Suisse en 1973, à l’âge de six ans, et aujourd’hui, le pays d’immigration dont je suis devenu citoyen est passé du statut de grand pays à celui de nain.
J’avais en tête le chapitre LXI du Livre du Tao : « Un grand pays n’a pas de plus grand désir que de rassembler et faire vivre les gens ; un petit pays n’a pas de plus grand désir que de s’allier au grand et de le servir. » Le raccourci me paraissait évident. La Suisse de 1973 était, de fait, un pays rassembleur et nourricier. Celle de 2015 est profondément clivée à l’intérieur, clivante à l’extérieur et trop de monde n’y parvient plus à boucler les fins de mois : la qualité de l’assiette y baisse à mesure que montent charges, assurances et loyers. Quant au nanisme, les exemples abondent : activisme en faveur de l’indépendance extorquée du Kosovo, refus de l’asile à Snowden, ingérence dans les affaires intérieures syriennes… la diplomatie suisse ne respecte désormais sa tradition de neutralité que si celle-ci consiste à s’aligner sur la volonté des États-Unis. Ruse de Sioux, comme en 40 ? Syndrome de Stockholm bien plutôt. Avec un zèle de fayot, le gouvernement suisse a sabordé sa place financière, l’un des principaux piliers de sa prospérité, comme s’il avait voulu s’assurer que le paradis fiscal demeure un monopole strictement anglo-saxon.
Tout ceci, pour un piéton comme moi, sont des évidences. Mais nous subissons justement une éducation où l’on apprend inlassablement à « questionner » et « déconstruire » les évidences. De fait, on ne peut pas démontrer le déclin suisse. C’est totalement impossible. Celui qui s’y risque ne vous apprend rien sur la réalité du pays, mais uniquement sur ses propres « préjugés » et ses « arrière-pensées » politiques. Du moins êtes-vous dressés à le croire par le chœur unanime des façonneurs de conscience.
Je ne peux donc pas dire que la Suisse de 2015 est à la Suisse de 1973 ce que Swiss est à Swissair. Je ne peux pas dire que les concepts d’intégration, d’asile, de mission humanitaire hérités du XXe siècle sont inopérants au temps des migrations de masse accompagnant la globalisation du capitalisme (tiens : voilà quelques idées vétustes que nos déconstructeurs ont oublié de déconstruire !). Je ne peux pas dire que l’école qui a intégré sans tsoin-tsoin le petit immigré yougo que j’étais, qui m’a enseigné une langue rigoureuse et m’a permis de devenir écrivain français était platement meilleure qu’une école où l’on « socialise » les immigrés en invitant mes propres enfants à abaisser leur niveau de français et à apprendre à apprendre, c’est-à-dire à n’apprendre rien du tout. Je ne peux même pas dire qu’un pays où on laissait la porte contre et la clef sur le volant était plus agréable à vivre qu’une société d’alarme et de surveillance.
Je ne peux faire valoir ni ma raison, ni mon intuition, ni ma mémoire ni mon cœur. Je ne peux rien dire, en fait, sans être aussitôt politiquement tatoué. Je peux juste acquiescer, déclarer le monde crépusculaire où je vis comme le meilleur des mondes possibles, et m’occuper de mes petites affaires privées. C’est exactement ainsi que mes parents ont dû survivre dans la Yougoslavie communiste.
J’ai vécu de plein fouet cette transition en passant, à la fin des années 80, du collège de St-Maurice à l’université, d’une école du savoir concret tempéré de scepticisme et d’humour au sanctuaire d’une vision du monde mécanique et auto-immune programmée pour tout mettre en doute sauf elle-même. C’était la pépinière d’une nouvelle classe dénuée de tous repères transcendants, d’autant plus sectaire qu’elle était spécialisée et donc inculte. Cette élite ne parlant que d’altérité mais incapable de s’y frotter une seule seconde s’emploie depuis au moins deux générations à discréditer tous les critères de jugement — historiques, culturels ou simplement logiques — qui permettraient de questionner ses propres axiomes. Elle détient la seule vérité « objective ». Celui qui défie son pouvoir se retrouve seul face à un mur, tel un Blaise Pascal face aux 80 docteurs jésuites des Provinciales. Ainsi m’est-il arrivé, à 22 ans et pour quelques lignes impertinentes, d’essuyer une pétition publique réclamant mon exclusion de l’université, lancée par un professeur éminent, honoraire et néanmoins indigne.
La caste des apôtres de la tolérance et de l’ouverture ne sait pas discuter, elle ne sait qu’exclure. Via ses relais médiatiques, scolaires et culturels, elle a imposé dans ce pays le règne d’une hypocrisie généralisée. La franchise en Suisse n’est même plus une option. Cette hypocrisie prend le relais du vieux puritanisme protestant et s’étend à tous les milieux, surtout les plus instruits. Elle leur fait voir ce qui n’est pas et ne pas voir ce qui est. Elle imprègne cette éducation où Fritz Zorn, l’auteur de Mars, voit la cause du cancer qui va l’emporter. La seule parade que la population y ait opposée se trouve hélas en politique, où une analyse élaborée de la situation n’est ni utile ni souhaitée. Le bon gros Nein ! arrange tout le monde, mais il ne résout rien.
L’opportunisme intellectuel allié au grégarisme comportemental est un trait typique d’une société axée sur le tertiaire. Si quelqu’un lui signale que sa plante verte dépérit par manque d’eau, l’Helvète 2.0 ne se lèvera pas pour l’arroser, mais expliquera que le jaune s’accorde mieux à son mobilier. Il accompagnera son excuse d’un sourire benêt, le sourire même du Monsieur Bonhomme de Max Frisch face aux incendiaires qui ont promis de brûler sa maison et qui s’y affairent sous ses yeux. C’est le sourire des boutiquiers et des bobos, le sourire des affiches électorales, le sourire des êtres flottants réduits à du relationnel. Je lui préfère de loin l’intériorité grave d’un Ramuz, d’un Dürrenmatt, d’un Franz Weber et de tous ces êtres sincères et bons qui m’ont aidé, petit immigré yougo, à adopter et à aimer ce magnifique pays.