Le 8 avril dernier, alors que des restaurateurs commençaient à militer pour l’indication sur les menus de la provenance des produits – que le projet de loi consommateur du 2 mai 2013 aurait normalement dû inclure avant que Benoît Hamon ne fasse finalement marche arrière –, voila que le Collège culinaire de France – à savoir 15 grands chefs – opère un braquage médiatique pour mettre en avant son appellation « Restaurant de qualité ». Soit, un simple label de plus qui, au lieu d’exiger de tous les restaurateurs la transparence sur leurs menus, se contente de distinguer certains restaurants de qualité qu’ils auront eux-mêmes la charge d’élire.
Qu’est-ce que le Collège culinaire de France ?
Le Collège culinaire de France justifie la création de son appellation par le nombre croissant de restaurants utilisant les produits de l’agroalimentaire, la main mise de ce lobby sur la restauration et le manque d’action de la part des gouvernements de gauche comme de droite [1].
Pourtant, comme nous allons nous efforcer de le démontrer, la tentative de la part de nos grands chefs de se montrer comme les opposants du lobby de l’agroalimentaire n’est qu’une simple entourloupe qui permet non seulement à cette industrie de gérer son opposition mais en plus de créer une appellation qui, contrairement aux labels – souvent critiquables –, ne sera plus sous la tutelle de l’État, mais sous celle de 15 chefs que personne n’a mandatés et qui sont pour la majorité (pour ne pas dire tous… pour le moment) financés et employés à développer les gammes des produits professionnels de cette même industrie qu’ils prétendent combattre.
Avant un petit tour de table de quelques acteurs majeurs de ce Collège culinaire de « France », voici une récente déclaration d’Alain Ducasse :
« En revanche en ce qui concerne l’approche collective du Collège culinaire de France nous avons défini un principe de gouvernance simple : l’indépendance financière et politique… C’est pourquoi notre mouvement est un mouvement de militants et que son développement sera assuré uniquement grâce aux cotisations et à l’engagement des adhérents. Nous respectons toutes les approches, mais à la différence des Maîtres Restaurateurs qui sont soutenus par des groupes tels Lactalis, Heineken ou Pomona, le Collège Culinaire de France a décidé de préserver durablement son indépendance vis-à-vis de l’industrie agroalimentaire en s’assurant un financement indépendant. Le chemin est sans doute plus difficile mais il permettra au Collège de rester libre de ses actions et de ses prises de position [2]. »
Alain Ducasse : lors du dîner célébrant les 25 ans du restaurant Louis XV à Monaco, en compagnie de 240 autres grands chefs en novembre 2012, celui-ci a déclaré : « La mondialisation, non ! Oui à la glocalisation ! » [3]
Comment et pourquoi un grand chef aussi influent dans le milieu de la gastronomie rejette-il la mondialisation – terme français qui privilégie l’aspect culturel, politique et social – pour ensuite intégrer dans son discours culinaire la « glocalisation » – concept popularisé par les anglo-saxons – qui est simplement la forme économique du mondialisme et la stratégie commerciale des grands groupes de l’agroalimentaire ces dernières décennies [4] ?
Il est important de savoir que l’adresse administrative du Collège culinaire de France est identique à celle des autres entreprises de son groupe. Et d’ailleurs, parmi les partenaires économiques de ce dernier – qui ne comprend pas seulement des restaurants mais aussi une maison d’édition, des écoles culinaires, un institut, un guide hôtelier, des événements culinaires et maintenant une appellation – on trouve des entreprises telles que Danone, Brake France, Lactalis, Unilever, Sogeres, le groupe Seb… Son groupe est aussi le parrain de l’émission Top Chef par le biais de Châteaux et Hôtels Collection. Il est donc assez facile de comprendre que ce dernier ne fait qu’ajuster son discours sur celui de ses bienfaiteurs [5].
De plus, l’appellation Restaurant de qualité s’accorde tout à fait avec la notion de glocalisation. La glocalisation ayant pour but de se débarrasser des échelons intermédiaires entre le global et le local, c’est-à-dire la nation, cette appellation s’insère parfaitement dans le discours du glocal puisqu’elle prétend prendre la place de l’État dans le rôle d’intermédiaire entre le restaurateur et le consommateur (citoyen).
Ceci peut également nous aider à comprendre pourquoi Alain Ducasse a récemment reçu un « Life Time Achievement Award » par le guide The World 50’s Best Restaurants, qui est appelé dans les années à venir à supplanter définitivement le Michelin. Le guide rouge n’étant probablement pas assez glocal puisqu’il s’en remet encore aux nations pour assoir sa notoriété alors que son homologue préfère des classements par continents où les pays deviennent des régions.
Lors de la cérémonie, il a d’ailleurs déclaré :
« La cuisine n’a plus vraiment de nationalité – il n’y a pas de frontières. Le savoir-faire français est exceptionnel et s’est répandue dans le monde, ou les gens viennent ici l’acquérir, mais la gastronomie en général s’enrichit chaque jour – de l’Europe à l’Asie, l’Afrique, partout [6]. »
Pour mieux saisir qui est Alain Ducasse, il est important de savoir que celui-ci est membre du Siècle. Depuis 2009, il est notamment proche du think tank de Bill Clinton, le « Clinton Global initiative », avec qui il a crée « Femmes en avenir », projet ayant pour but d’accompagner vers l’emploi 15 femmes « issues de la diversité ». Il est aussi un ami de Xavier Darcos, qui est le parrain d’un de ses enfants et dont l’ancien chef de cabinet, David Teillet – directeur général de l’UNI de 1998 à 2002 (mandat marqué par une implication dans un affaire d’emploi fictif) – est devenu le directeur délégué de son groupe. Il appartient d’ailleurs – comme Xavier Darcos et Joël Robuchon – au club des Cent [7].
Laurent Plantier, avec qui Ducasse a fondé son groupe, également membre de ce Collège culinaire, est lui franc-maçon. Ami d’Alain Bauer avec qui il a écrit un livre, il est proche de l’UMP et a d’ailleurs participé à une réunion thématique en février 2012 dans le cadre de la campagne présidentielle [8].
Sans oublier de mentionner Xavier Alberti, qui après 10 années chez Promodès, un passage chez Carrefour à la direction des achats et des supermarchés, est passé chez Kronenbourg, a fondé le réseau C10 et a créé le think tank Cercle R, avant d’être nommé directeur général de Châteaux et Hôtel Collection [9].
Paul Bocuse, qu’on croirait ne plus avoir à présenter. Pourtant, il faut savoir que parmi les administrateurs fondateurs de son Institut, on trouve : Christophe Bonduelle, président-directeur général de Bonduelle, Robert Guillet, vice-président d’Unilever, Louis Le Duff, président fondateur du groupe Le Duff (Bridor), Bénédicte Laferrière, directrice marketing de Danone, Christophe Litvine, directeur du Food service Retail Europe de l’Ouest Diversey, Philippe Sans, président-directeur général de Merieux NutriSciences, Thierry de la Tour d’Artaise, président-directeur général de Seb.
Sans oublier son Bocuse d’Or sponsorisé par Nestlé, ses plats cuisinés pour William Saurin et Marie, etc. [10].
Thierry Marx, qui déclarait, il y a peu, au micro de François Régis Gaudry, l’interpellant sur les liens entre Alain Ducasse et le groupe Brake, sur France Inter : « Je n’ai pas ce genre d’activités [11]. »
Il n’est pourtant pas mauvais dans cette catégorie non plus : En partenariat avec Danone pour les produits Badoit, ambassadeur de So French, So Good en Israël, la nouvelle campagne de promotion des produits agroalimentaires français à l’exportation, président du jury du concours Président Professionnel (Lactalis), son « employeur » de Top Chef n’est autre que le groupe Metro Cash and Carry. Il a aussi créé en 2013 le Centre français d’innovation culinaire (CFIC) dont on apprend que :
« Du côté des professionnels, le CFIC est en contact avec des grands groupes agroalimentaire, car la recherche est également destinée à l’industrie [12]. »
Il a également été un intervenant du MEDEF, parrain 2013 de l’association 100 000 entrepreneurs. Il est aussi l’initiateur d’un programme, Cuisine mode d’emploi(s), parrainé par Adecco, consistant à donner une formation accélérée (cuisine, boulangerie) à des personnes sans qualifications afin de les mettre sur le marché du travail en l’espace de 3 mois…
Depuis peu, il multiplie les allers-retours en Israël, entre les dîners-galas casher réunissant toute le gratin sioniste, sa semaine gastronomique en Terre promise et ses interviews, notamment au journal Haaretz :
« Les jeunes chefs ici sont ouverts aux idées internationales mais respectent en même temps la tradition de la cuisine juive. Dans le futur, le monde entier profitera du développement d’Israël. Elle ne servira pas seulement de pays de refuge pour les Juifs de France, elle sera le lieu pour grandir et s’épanouir. »
Ou encore : « Israël vit une évolution gastronomique, à l’image de la société israélienne, vers plus de dynamisme et de modernité » (dépêche AFP reprise par la presse) [13].
Quand à Michel Guérard, un simple coup d’œil sur la biographie apparaissant sur le site du Collège culinaire nous en apprend suffisamment :
« Collaboration avec l’industrie agroalimentaire : dès 1976, Michel Guérard devient consultant international de la première firme mondiale alimentaire, Nestlé, pour les produits Findus, Maggi, Chambourcy, Gervais, Sopad, La Laitière, Buitoni, etc. Il met au point la gamme alimentaire Findus-Guérard, et la gamme Findus Cuisine Légère, un peu plus tard. C’est la première fois, après Auguste Escoffier, qu’un chef français accepte d’apporter son savoir-faire à un groupe agro-alimentaire, dans le but d’améliorer la qualité et la diversité des produits proposés au plus grand nombre… En 1978, Michel Guérard travaille avec le groupe industriel Descamps-Demeesters et ouvre à Paris les deux premiers Comptoirs Gourmands Michel Guérard (Epicerie-Fine, Traiteur) ; un 3ème ouvert à Lyon, Place Bellecour, puis un 4ème chez Bloomingdale’s, à New York… [14] »
Pour finir, Joël Robuchon : franc-maçon de la Grande Loge nationale de Franec (GLNF), président du salon Sirest à la Porte de Versailles-Paris et à Villepinte depuis 1998, conseiller de la marque « Reflets de France » du groupe Carrefour depuis 1996, élaboration et mise au point de technologies pour le groupe Ariake depuis 2007 et pour le groupe Fleury Michon depuis 1987 [15].
Le discours culinaire des grands chefs, c’est le discours de l’industrie
Comme nous pouvons le constater, il existe des liens particuliers entre les grands chefs, l’industrie agroalimentaire et le monde de la politique. Lors d’une récente interview, Alain Ducasse a fait une déclaration allant elle aussi à l’encontre de sa soi-disant opposition au lobby de l’agroalimentaire :
« Nous (les grands chefs) ne sommes pas en guerre avec l’industrie agroalimentaire. Elle est une réalité économique conséquente et génère de nombreux emplois. Que des chefs étoilés travaillent avec l’industrie agroalimentaire je ne vois pas ce qu’il y a de choquant. Quand un chef participe à ce niveau cela contribue toujours à rehausser la qualité des productions concernées [16]… »
Il est donc facile de comprendre pourquoi nos grands chefs militent pour une énième appellation qui doit mettre en avant leur exceptionnalisme – avec une appellation les distinguant une fois de plus – sans pour autant toucher aux affaires de leurs bienfaiteurs, qu’aucun label ou projet de loi ne doit venir déranger.
Contrairement à ce que nous disent certains journalistes ou restaurateurs s’opposant à cette appellation, il n’y a évidemment pas de contradiction dans le fait que ces derniers soient en partenariat avec l’industrie, puisque le discours culinaire des grands chefs, c’est le discours de l’industrie [17].
La figure du grand chef telle que nous la connaissons aujourd’hui nous vient du début des années 70, avec la nouvelle cuisine, c’est-à-dire au moment où le cuisinier, devenu propriétaire de son restaurant, sortait de sa cuisine pour gérer son image de marque et sa promotion médiatique. Soit, exactement quand l’industrie agroalimentaire allait faire le plus de progrès [18].
Haute Cuisine/ Haute couture, même processus au service de la domination bourgeoise
De la même manière que l’industrie du textile a détruit l’artisanat – en conservant une minorité d’artisans et de grands couturiers qu’elle finance pour les besoins de son industrie du luxe (haute couture), l’industrie agroalimentaire fait de même avec l’artisanat des métiers de bouche – en conservant elle aussi une minorité qu’elle utilise pour sa propre industrie (haute gastronomie).
À terme, ne survivront que les artisanats des métiers de bouche qui – comme l’artisanat du textile avant eux et tous les artisanats en général – se mettront au service exclusif de l’industrie du luxe. C’est-à-dire, au service du glocal : des spécificités locales au service du marché global.
Ce qui fait que chacun des nouveaux concepts lancés par nos grands chefs (bistro, auberge, brasserie, street food, chocolaterie, etc.) sont autant de pratiques qui ont disparu – ou sont en train de disparaître – du quotidien de la grande majorité, pour être progressivement remplacé ou imité par des chaînes de restaurants ou des fast-foods en tout genre, mais qui deviennent aussi, en même temps, un business lucratif au service des happy few des grandes capitales cosmopolites.
Le grand chef comme marque glocale
Comme nous le rappelle Pierre Bergé dans une de ses conférences pour l’Institut français de la mode, la première définition du luxe c’est la rareté. Par conséquent, le luxe ne peut pas être associé à des objets qui sont tout sauf rares [19].
Ainsi, faire rentrer l’artisanat des métiers de bouche dans le domaine exclusif du luxe – qui ne s’étend plus désormais à des produits vraiment spécifiques comme la truffe, le caviar ou le champagne mais à des produits ou des styles culinaires qui autrefois étaient de consommation courante – correspond implicitement à laisser penser que ces même produits seront désormais de plus en plus rares et que leur commercialisation sera réservée à une élite, laissant la voie libre à l’industrie agroalimentaire pour se développer dans le reste de la société.
Par conséquent, la plupart de nos grands chefs ne sont pas dans l’artisanat mais dans l’industrie du luxe. L’artisan est généralement un petit entrepreneur ayant rarement plus de 10 employés alors que le groupe Alain Ducasse, par exemple, emploie environ 600 personnes et en gère prés de 1 500 [20].
Comme nous l’avions présenté dans un précédent article [21], leur combat pour la sauvegarde des « petits », qu’ils soient producteurs, artisans ou autres, n’est pas – contrairement à ce que beaucoup d’entre eux prétendent – une lutte contre les méfaits de la mondialisation, de la macdonaldisation ou autres, mais seulement un accompagnement de ces dernières pour que celles-ci, dans leur élan globalisateur, ne détruisent pas certains particularismes gastronomiques au service de leurs bienfaiteurs…
Quelle est la différence entre le groupe Alain Ducasse et McDonald’s, mis a part en termes de chiffre d’affaire et de taille (certainement dû au fait que McDonald’s sert les 99 % et Alain Ducasse le 1 %) ? Aucune, les deux sont dans une logique capitaliste d’extension du marché. Ils sont tous deux une forme de localisme globalisé : pratique d’abord locale (la cuisine de la Riviera pour Ducasse et le hamburger californien pour McDonald’s), devenue globale et possédant une capacité à s’adapter aux contextes locaux (Bistros, Auberges, Spoon, Mix…).
Le même constat persiste sur le plan de la praxis : en passant sa vie entre les aéroports, les capitales mondiales, les hôtels de luxe, le grand chef est-il plus proche de l’artisan qu’il prétend être et défendre ou des P-DG de McDonald’s, Danone ou Chanel qu’il fréquente dans des sommets gastronomiques et économiques ou avec qui il ouvre des restaurants en partenariat ?
Conclusion
Sans remettre en cause la qualité de leur cuisine, ni même leur talent de cuisinier, il est illusoire de croire que l’on puisse s’appuyer sur la catégorie du grand chef dans une quelconque lutte pour la sauvegarde de l’artisanat des métiers de bouche autrement que pour une certaine élite.
Rappelons que les grands chefs ne sont pas automoteurs, en ce qui concerne leur carrière et leur prestige, mais que ce sont bien les guides, les critiques gastronomiques et les médias – qui ne sont pas dans les mains d’un lobby d’artisans – qui décident qui est un grand chef, qui ne l’est pas, mais surtout qui ne l’est plus. La figure du grand chef est donc elle aussi une catégorie de la domination bourgeoise, qui accède au prestige grâce au luxe. Il n’y a donc par conséquent rien à espérer de personnes qui se définissent – ou acceptent d’être définis – comme tels.