Présentée comme l’alternative aux méthodes inquiétantes de l’agriculture intensive et industrielle, l’agriculture biologique a généralement bonne presse, et ces labels justifient l’achat de produits plutôt onéreux par des consommateurs plus ou moins avertis. Depuis que ces produits se généralisent au sein des étalages des grandes surfaces, on peut redouter un certain nombre de dérives. Acheter bio aujourd’hui : vrai geste militant ou réponse pavlovienne à un stimulus marketing ?
Naissance et principes de l’agriculture biologique
L’idée d’agriculture « biologique » a émergé au début du XXème siècle en opposition à l’utilisation massive d’ammoniaque synthétique dans la production agricole (le célèbre procédé Haber-Bosch, des noms du scientifique et de l’industriel à son origine) [1]. Le mouvement de l’agriculture biologique apparait d’abord comme un mouvement philosophique, notamment en Autriche sous l’influence de Rudolf Steiner, le père de l’anthroposophie, qui posa les fondements de la biodynamique. Steiner préconisait une agriculture autonome limitant au maximum les apports extérieurs à son fonctionnement [2].
En Angleterre, ce sont des membres de l’aristocratie qui font naître le mouvement par l’intermédiaire de sir Albert Howard, agronome et botaniste à l’origine de la Soil Association (en France, l’association Nature et Progrès en est une variante) et de lady Eve Balfour, pionnière du mouvement écologique et fille du deuxième comte de Balfour, politicien conservateur [3].
Le terme « agriculture biologique » n’a quant à lui été formulé qu’en 1942 par l’américain Jerome Irving Rodale (1898-1971), né Cohen, éditeur de nombreux livres et magazines de santé comme Men’s Health. Sa maison d’édition publiera en 2006 la bible des adeptes du réchauffement climatique, Une vérité qui dérange d’Al Gore [4].
La commission du Codex Alimentarius définit l’agriculture biologique comme « un système de gestion holistique de la production qui favorise la santé de l’agrosystème, y compris la biodiversité, les cycles biologiques et les activités biologiques des sols. Elle privilégie les pratiques de gestion plutôt que les méthodes de production d’origine extérieure, en tenant compte du fait que les systèmes locaux doivent s’adapter aux conditions régionales. Dans cette optique, des méthodes culturales, biologiques et mécaniques sont, dans la mesure du possible, utilisées de préférence aux produits de synthèse, pour remplir toutes les fonctions spécifiques du système [5]. » On retrouve les origines idéologiques du bio, qui se traduit par des caractéristiques agricoles concrètes, identifiées et mesurables.
Chiffres et faits
Que représente le bio aujourd’hui dans le marché agro-alimentaire ? Aux USA, malgré une augmentation exponentielle, les ventes de boissons et nourritures bio représentaient en 2010 environ 4 % des ventes totales. Ces ventes sont néanmoins passées de 1 milliard de dollars en 1990 à 26,7 milliards de dollars en 2010. Il faut noter que 54 % de ces ventes proviennent de la grande distribution, 39 % des détaillants et seulement 7 % des marchés fermiers, communautés agricoles, et autres voies désintermédiées. Quand aux surfaces cultivées dans le cadre de cette agriculture, elles représentent la moitié de 1 % des terres cultivées dans le pays [6].
En France, en 2012, le bio représentait 2,4 % du marché alimentaire total (contre 1,3 % en 2007), et 30% du bio est importé. Ici aussi, la grande distribution l’emporte haut la main, laissant une très faible marge à la vente directe et aux artisans [7].
Depuis quelques années, les acteurs de la production biologique sont un à un rachetés par les géants de l’agroalimentaire tels que Nestlé, Kraft, Cargill, Coca Cola, etc., afin d’accompagner les besoins des leaders de la grande distribution comme Wall Mart, Tesco et Carrefour, ces dernières intégrant le bio au cœur de leurs développements. Cette tendance se présente comme une réponse aux critiques reçues et aux craintes des consommateurs entretenues par les scandales alimentaires de ces dernières décennies [8].
Sans surprise, mais en contradiction totale avec « l’esprit écologique » qui accompagne l’idéologie du bio, l’agriculture biologique se transforme progressivement en une industrie qui reproduit exactement les mêmes maux que les méthodes conventionnelles qu’elle prétend remettre en cause. En effet, contrairement aux idées reçus, bien qu’au États-Unis 70 % des fermes bio soient de petites tailles et n’engendrent que moins de 100 000 dollars de revenus, ces dernières ne représentent que 7 % des ventes totales. De plus, comme la taille d’une ferme n’entre pas en compte dans l’obtention d’un label, ce sont donc les fermes industrielles spécialisées dans les produits organiques qui tiennent ce marché [9].
À titre d’exemple, la moitié des produits bio cultivés aux États-Unis proviennent d’un seul État : la Californie. Dans la production de lait, il n’est pas inhabituel que des certifications bio soient décernées à des fermes ayant jusqu’à 10 000 vaches. Du fait de l’explosion du marché et de la toute-puissance des distributeurs, les industriels du bio se voient « obligés » d’intégrer la mondialisation dans leur méthodes de production.
Gary Hirshberg, militant écologiste et co-fondateur de Stonyfield Farm, qui produit des yaourts bio et dont 85 % des parts appartiennent au géant Danone, l’admet :
« Une fois que vous êtes bio, vous devez vous fournir au niveau mondial. »
Ce dernier a donc abandonné sa ferme bio dans le New Hampshire et importe, pour la fabrication de ses yaourts, des fraises de Chine, des pommes de Turquie, des myrtilles du Canada et des bananes de l’Équateur, et considère même introduire dans le procédé de fabrication du lait en poudre de Nouvelle-Zélande… en justifiant cela avec culot par une baisse du bilan carbone de la chaîne complète de production que Danone prend en considération pour ses produits laitiers. Selon une des études menées par Hirshberg, importer des produits d’un autre continent permettrait d’avoir un meilleur bilan carbone que si ces derniers venaient des États-Unis et étaient transportés en camion [10]. Et pour palier au manque de législation autour du bio dans certains de ces pays, notamment en Chine, pas de problème : Hirshberg affirme que sa compagnie effectue ses propres contrôles [11]…
Franck Riboud, PDG de Danone, ne s’y trompe pas puisque ce dernier tient en admiration Hirshberg en allant jusqu’à déclarer :
« Gary respecte le fait que je doive me justifier auprès des actionnaires. »
Comme l’admet Miguel Altieri, professeur d’agro-écologie à l’université de Californie, une majorité de fermes bio ne sont pas viables et reproduisent les mêmes modèles que l’agriculture industrielle conventionnelle. Tout d’abord, du point de vue environnemental, elles créent souvent de vastes monocultures qui dépendent de l’utilisation de pesticides. Et quand bien même on peut accorder à la production bio d’avoir un impact sur l’environnement moins négatif, la massification de la production et la guerre des prix ont une conséquence socio-économique tristement commune : l’exploitation de main-d’œuvre étrangère n’ayant aucun droit. Une réalité qu’illustre parfaitement l’exemple californien [12].
Au Royaume-Uni, le fabriquant de cosmétiques The Body Shop (groupe L’Oréal) s’est vu contraint en 2010 d’arrêter son partenariat avec son fournisseur colombien. Le journal britannique The Observer avait révélé que son partenaire poussait à l’éviction de familles paysannes afin de développer de nouvelles plantations [13].
Il est également évident que la logique prédatrice de la grande distribution, dénoncée en France par Christian Jacquiau notamment, avec ses marges arrières et autres dérives capitalistes, s’applique également aux produits issus de l’agriculture biologique [14]. Certains fermiers déplorent d’ailleurs que les supermarchés vendent les produits labellisés à un prix très bas afin de capter des parts de marché, obligeant ainsi les producteurs à vendre quasiment au prix de revient.
Le bio et la législation
En terme de législation, le bio compte un nombre croissant de labels : 23 en France sans même compter ceux de la grande distribution (Leclerc Bio, Carrefour Bio, etc.) La Commission européenne a aussi créé son label, autorisant jusqu’à 0,9 % de présence d’OGM depuis 2007 sur la décision des ministres de l’Agriculture des 27, dont la représentante française était Christine Lagarde.
Le règlement autorise la possibilité d’utiliser des additifs alimentaires ainsi que des arômes. Il précise également que 95 % des ingrédients d’origine agricole (hors eau, sel et additifs) d’un produit labellisé doivent eux-mêmes porter ce label. Les contrôles sont gérés par 8 organismes privés, agréés par l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO).
Pourtant, rien dans le label bio européen n’empêche, par exemple, à des poulets de batterie embecqués et qui disposent de seulement un mètre carré pour dix volailles d’obtenir ce label. La grande distribution s’efforce continuellement de faire assouplir les normes. Aux États-Unis, le lobbying des grosses firmes sur le département de l’Agriculture fonctionne puisque ces dernières ont réussis, en 2006, à faire introduire une liste de produits synthétiques autorisés pour l’usage du bio [15].
Pour corroborer le tout, Monsanto, le leader mondial des biotechnologies, vient d’annoncer cette année un partenariat avec Novozymes, une entreprise danoise, dans le but de développer une gamme de pesticides bio. Ce marché est en pleine expansion et Monsanto lorgne sur le marché européen, qui se montre encore réticent. Il ne reste plus qu’à savoir si l’Europe donnera son feu vert aux « microbes d’origine naturelle produits à grande échelle ». Si tel est le cas, il ne fait aucun doute que cela va encore servir les intérêts des industriels du bio en les rendant encore plus compétitifs [16].
Par réaction de conservation, chaque échec des principaux labels à résister aux offres des lobbies entraîne la création de nouveaux petits labels, plus stricts, plus désintermédiés. Les contrôles et les certifications y sont plus fiables mais le vrai bio non-industriel en devient de moins en moins abordable.
À coté de cette niche élitiste de plus en plus inatteignable financièrement, l’agriculture biologique devient donc peu à peu un mensonge marketing des plus communs. Plutôt que de naïvement se procurer du bio en grande surface, ou de payer cher et passivement un label restrictif, le consommateur a tout intérêt à s’impliquer activement dans la compréhension de la provenance d’un produit donné, et de se tourner vers les circuits de distribution courts, locaux et indépendants.