Laurent Fabius a affirmé, lors d’une récente conférence de presse, son franc soutien à la défense de la gastronomie, du patrimoine culinaire et du secteur du tourisme français. Il confirme ainsi ses propos tenus quelques mois plus tôt lors de l’événement « Taste of France » à New York [1]. Le ministre des Affaires étrangères a ainsi annoncé vingt mesures en faveur de la gastronomie française comme le lancement, sous le parrainage d’Alain Ducasse, de l’opération Goût de France / Good France pour le mois d’avril 2015, ou encore l’adoption d’une circulaire facilitant la venue dans notre pays de stagiaires étrangers [2].
- Laurent Fabius et Alain Ducasse
Le rôle des grands chefs dans la société civile
Depuis quelques années déjà, la haute cuisine s’est transformée en chasse gardée des financiers de tout bord et des géants de l’agroalimentaire. Le grand chef est passé du statut de petit entrepreneur à celui d’homme d’affaires cherchant avant tout à monétiser un savoir-faire et une réputation obtenue par l’intermédiaire de guides, de critiques et de médias eux aussi dans les mains de ces mêmes spéculateurs. Le monde surfait du luxe et les travers de la mode sont quasiment devenus leurs seuls modèles de représentation [3].
Néanmoins, de nos jours, on n’attend plus seulement les grands chefs derrière les fourneaux, mais aussi et surtout sur le devant de la scène ! Le grand chef moderne est, au sein de la société civile, une courroie de transmission majeure du modèle culturel établissant et légitimant le pouvoir de l’élite dominante. Alain Ducasse est un parfait exemple : il est tout autant cuisinier expérimenté, qu’homme d’affaires averti ou encore porte-parole d’associations aussi variées que « Slow food » (écologie) [4], « Tous au restaurant », « Femmes en avenir » (social) et bien d’autres dans lesquelles il distille discrètement une idéologie puisée dans des « think tanks » mondialistes comme la « French-American Foundation » [5], le « Clinton Global Initiative » [6] (dont Fabius est aussi membre), mais aussi en tant qu’invité dans des organisations tel que le Medef [7], qu’il a certainement intégré par la logique de réseaux qu’il doit, en tant que membre du « Siècle » [8], parfaitement maîtriser.
Par conséquent, il n’y a rien d’étonnant à retrouver Ducasse présent aux côtés de Laurent Fabius pour le lancement de ce nouveau programme, puisque ces deux hommes côtoient les mêmes milieux et travaillent, chacun dans leur domaine, à veiller aux intérêts bien compris de la classe dominante. Notons au passage que Laurent Fabius souhaite que la diplomatie française porte l’ambition d’une « diplomatie démultipliée », « [une diplomatie qui] développe désormais et devra développer encore plus à l’avenir les relations avec les sociétés civiles [9] ».
Le concept « gatrono-diplomatie » que professent nos deux hommes n’est rien d’autre qu’un projet de l’administration Obama mis en place par Hillary Clinton, quelques temps auparavant, avec la collaboration de la James Beard Foundation, dont est proche Ducasse [10].
Le patrimoine culinaire français : muséification du haut et industrialisation du bas au profit du tourisme globalisé
Le modèle économique d’« Alain Ducasse entreprise » est à lui seul révélateur de l’avenir du patrimoine culinaire français. En effet, ce modèle repose sur deux piliers inséparables :
La haute gastronomie pour une certaine élite mondialisée avec son appropriation — dans des versions bien plus luxueuses – des bistrots, auberges, cafés et autres sandwicheries d’antan.
Le développement de l’industrie (y compris bio [11]) pour le reste de la société, c’est-à-dire des concepts quasiment identiques à ceux précédemment cités, dans des versions industrialisées de niveaux et de qualités différents en fonction des clientèles recherchées.
Nous assistons donc à la muséification du patrimoine culturel français, soit l’expropriation de celui-ci par une petite élite pour son seul plaisir en échange d’un modèle glocalisé (global qui s’adapte aux spécificités locales), dont le seul but est de tirer un maximum de profits.
La France, économiquement dans les choux, croit pouvoir trouver son salut par l’hyperdéveloppement du tourisme [12] et son gouvernement cherche à tout prix à mettre en avant cette industrie, qu’il présente comme non-délocalisable. Cette non-délocalisation est évidemment très contestable puisque le développement des chaînes de restaurants réduit considérablement le besoin de main-d’œuvre d’une entreprise mais également le niveau technique de ses employés, étant donné que la majeure partie du travail est parcellisée. Sans oublier que la restauration reste un secteur clé dans l’embauche d’immigrés, de sans-papiers et de travailleurs au noir, en toute cohérence avec la logique de dumping social constant sur les postes peu qualifiés. Un secteur qui reste de plus toujours très en retard sur le plan du droit du travail (surtout dans la haute gastronomie)…
L’éducation à deux vitesses : le « Lifelong learning » (l’éducation tout au long de la vie)
Il faut bien comprendre que si parmi les premières propositions du Goût de France/ Good France on retrouve l’adoption d’une circulaire facilitant le venue de stagiaires étrangers, c’est que le domaine de l’éducation est lui aussi grandement visé par ce programme. On avance ainsi vers un modèle éducatif lui aussi à deux vitesses et sournoisement vanté par nos grands chefs sur la base du « Lifelong learning » [13] :
D’un côté, des formations et des stages de perfectionnement au sein d’universités culinaires de très haut standing aux tarifs exorbitants, incluant un cursus calqué sur le modèle universitaire anglo-saxon [14]. Ces formations auront pour but de former l’élite culinaire mondiale dans plusieurs domaines : cuisine, management, direction d’établissements, service et sommellerie mais aussi l’élite culinaire médiatique, etc.
De l’autre, une formation accélérée, comme le fameux Thierry Marx (habitué des fauteuils du Medef) essaye d’installer en France afin de mettre sur le marché du travail des ouvriers « qualifiés » après seulement 8 semaines de formation [15]. Des formations rapides et relativement peu coûteuses – voir gratuites – ayant comme but de faciliter les reconversions dans les domaines où la main-d’œuvre est la plus nécessaire. Tout ceci, bien sûr, sous couvert d’humanisme dégoulinant.
Sans oublier les formes les plus récentes du « Lifelong learning », c’est-à-dire le E-Learning et le MOOC (cours en ligne ouvert aux masses), récemment lancés en France par Ducasse, répondant au nom d’Université du goût et implémentés en partenariat avec le groupe de médias en ligne Webedia [16]. Pour qu’enfin, cette forme de grand remplacement culturel entraîne une « fuite » totale de la main-d’œuvre qualifiée au profit exclusif de l’économie du luxe.
Comme nous pouvons le constater, derrière les allures frivoles et hédonistes du monde de la gastronomie peuvent souvent se cacher des sujets plus sérieux de politiques économiques. Il est donc nécessaire de s’interroger sur le rôle et le financement des principaux acteurs de ce milieu, de leurs liens avec ce même pouvoir. Sans négliger l’importance que celui-ci attache aux révolutions culturelles et à leurs rôles dans les modifications profondes de nos sociétés.