Le public a été quelque peu déçu, on s’attendait à mieux. Une minute avant, deux preux fonçaient l’un vers l’autre, effrayants, les lances pointées, le panache au vent, les chevaux lancés au galop, les dames agitant leurs mouchoirs pour leur champion, et puis ils se sont croisés, bien dans leur selle, pas une plume de travers, pas une goutte de sang sur les lances, et les chevaux sont repartis contents au petit trop.
« Vils couards ! » criaient les garçons, tandis que les dames sont heureuses de voir leurs chevaliers se retirer du champ de bataille sans une égratignure. Nous savons tous que ce n’était que la première joute, quand la prudence inhibe la montée de testostérone. Ils vont bientôt se remettre en selle, nos preux.
C’est un bref résumé de la frappe syrienne. Une force extérieure avait poussé les dirigeants de la Russie et des US à la confrontation. Poutine et Trump n’avaient pas plus envie de se battre l’un que l’autre, mais ils ne pouvaient pas éluder le face-à-face. Ce qu’ils pouvaient faire de mieux, ils l’ont fait : ils se sont évités.
C’est la conclusion quelque peu inattendue d’une rencontre soigneusement préparée. Franchement, ça n’avait aucun sens de soulever une vague de peur et de vitupérations sur le dos des Russes jusqu’à de telles extrémités pour un pareil final. La montagne a accouché d’une souris, comme disait Horace. Mais on peut s’attendre à ce que la montagne se remette bientôt à pousser.
Pour rien au monde je ne voudrais favoriser un prochain affrontement. Les deux présidents ont déjà fait la preuve de leur vigueur et leur courage en limitant les dégâts au minimum. Il ne serait pas sage de les fustiger pour ne pas avoir réussi à écraser leur adversaire, même si c’est ce à quoi s’évertuent maintenant des centaines de mandarins et des millions de personnes privées.
Côté US, Trump a été réprimandé par de brillants humanitaires, tel Mr Mohammed Alloush (frère de Zahran, que l’on ne regrette point), le dirigeant de Jaysh al Islam, un groupe de combattants jihadistes modérés, soutenus et payés pour cela par ce prince si progressiste, le meilleur ami des chauffeurs pour dames, Mohammed bin Salman. Les frappes aériennes ont été « une farce », a-t-il commenté. Et Israël est également outré que le président Trump « en ait fait le moins possible ».
Si Trump n’a pas encore été scalpé par les néocons à Washington, c’est parce qu’il avait judicieusement amené dans son camp les pires des bellicistes, John Bolton et Nikki Haley, pour lui servir de boucliers humains en cas d’attaque néocon ; personne ne peut accuser un homme dont le conseiller à la Sécurité est John Bolton et dont l’ambassadrice à l’ONU est Nikki Haley d’être trop tendre avec Poutine. Désormais, ils ne peuvent plus clamer leur indignation. Comme on dit à l’armée, ils vaut mieux les avoir sous la tente et pissant au dehors, que dehors et pissant au dedans.
D’accord, il y a des gens qui ne sont jamais contents. Vil Mirzayanov, l’expert russe qui avait espionné le développement du Novichok comme arme chimique, puis a immigré aux US, a écrit dans son blog pour ses premiers maîtres de la CIA :
« [par cette frappe], Trump vient de confirmer qu’il est un agent de Poutine ! La pauvre Nikki devrait claquer la porte et démissionner, parce qu’une honnête femme ne saurait servir sous les ordres d’un agent du Kremlin. »
Les véritables agents du Kremlin, leurs infiltrés et autres scribes, ou, de façon alternative, les dissidents occidentaux, ont présenté l’affrontement comme une « grande victoire pour Poutine. » C’est le terrain de jeux commun aux infiltrés poutiniens et anti-poutine : quoi que fasse le dirigeant du Kremlin, il faut présenter la chose comme une grande victoire de Poutine. Après quoi, ils se séparent, d’un côté, les agents de Poutine implorent la bénédiction du Très-Haut sur Poutine, tandis que de l’autre, les infiltrés anti-Poutine appellent à le frapper plus durement et accusent tous ceux qui sont plus souples que Gengis Khan d’être les collabos à la botte du tyran.
C’est une sottise, de présenter cette frappe comme une réussite de Poutine. Le Kremlin a tenté d’éviter la frappe, tout en évoquant sombrement une riposte sévère, des « long-courriers » qui seraient visés, invoquant Satan 2.0 et annonçant un hiver nucléaire, mais le discours n’a pas suffi à retenir la frappe. Pas un avion britannique ou américain abattu, ni même visé. Les Russes n’ont pas mis en œuvre leurs S-300 ni leurs systèmes S-4000 SAM, au motif que les missiles US n’avaient pas approché les bases russes.
L’argument est douteux : Poutine s’était efforcé de retenir un assaut sur Damas ; or Damas n’est pas une base russe. Regardons les choses en face : Poutine n’a pas pu empêcher la frappe et n’a pas fait payer à l’agresseur le prix pour cette brèche béante dans le droit international.
Le général à la retraite Leonid Ivashov, observateur militaire russe important, a dit que la frappe avait anéanti la tentative de prévention russe, mis en lumière les fanfaronnades de Poutine sur ses puissantes armes nouvelles, et, pire que tout, l’ont montré indécis et incapable de répondre à une attaque. Nous avons tourné casaque la queue entre les jambes, comme des chiens qu’on a punis, a-t-il poursuivi. Les avancées victorieuses de la Russie en Syrie ont été rayées d’un trait par cette inaction honteuse.
Le pire, c’est que la frappe de Trump a détruit ce qui restait de la structure des lois internationales, le système bâti par Roosevelt, Churchill et Staline. Ces trois géants avaient créé l’ONU et son Conseil de sécurité afin d’empêcher toute éventualité de ce genre en interdisant toute agression, et la frappe a été sans l’ombre d’un doute un acte d’agression contre un État souverain malgré l’objection de l’un des membres du Conseil de sécurité, la Russie. Maintenant, les portes de l’enfer sont grandes ouvertes, le droit international est en ruines, et c’est arrivé parce que Poutine a été d’accord pour aménager les modalités de la frappe voulue par Trump, a dit Ivashov.
Les médias russes ont beau parler d’une grande victoire russe, dans la mesure où pas un soldat russe ni syrien n’a été tué, bien des Russes souscrivent au triste constat d’Ivashov. Toute la question est de savoir si l’aversion russe pour la bataille va encourager les Américains à entreprendre d’autres frappes, ou si Trump va imposer son règne dans son camp, qui lui est adverse.
On a du mal à accepter la version russe officielle selon laquelle les systèmes SAM syriens ont intercepté 70 % des missiles lancés à l’assaut, comme l’a dit l’excellent journaliste Pepe Escobar. Ce serait un résultat trop mirobolant même pour les systèmes les plus à jour, les plus performants. Le terne bilan de l’agression s’explique plus facilement par la décision de Trump de minimiser les dégâts, comme le disent les militaires israéliens.
Les experts militaires russes à Moscou m’ont dit que de la centaine de missiles tirés par les US et leurs alliés, seuls un ou deux « étaient des missiles de croisière modernes », et qu’ils avaient détruit l’Institut de recherche en chimie de Barzeh. Ce n’était pas un « centre d’armement chimique », juste un centre de recherches en chimie (sa destruction ressemble tout à fait au bombardement par Bill Clinton de l’usine de produits pharmaceutiques au Soudan sous un prétexte comparable).
Tous les autres missiles étaient périmés et en fin de carrière ; il fallait en faire usage d’une façon ou d’une autre, c’est tout. Quelques-uns ont pu être abattus par le feu syrien, d’autres ont touché terre sans infliger de gros dommages. La défense aérienne syrienne n’est pas capable de chasser du ciel des missiles de croisière modernes ; les appels des Syriens à leur fournir des systèmes SAM modernes ont été rejetés à la demande d’Israël. Netanyahou est arrivé à Moscou en disant que des S 300 entre les mains des Syriens feraient de tout Israël une zone de non survol ; Poutine a acquiescé, et les Syriens se sont donc vus refuser de modernes SAM. Espérons que maintenant ces systèmes modernes vont se frayer un chemin dans l’armée syrienne.
Les experts russes qui étaient en contact avec les militaires US m’ont dit que les ceux-ci ont mis à profit cette occasion pour ré-entraîner et renouveler leurs pilotes réservistes ; ce qu’ils appellent « une traite générale ». Cette combinaison de vieux missiles et de pilotes moins expérimentés a contribué à minimiser l’efficacité de la frappe. Et les deux côtés, américain et russe, ont admis que la ligne de distension avait fonctionné tout le temps, pour éviter des accidents regrettables.
Pour ma part, je tends à penser que c’est une bonne conclusion à l’histoire des armes chimiques imaginaires. Le baratin ne tenait plus, de toute façon. L’empoisonnement de Skripal a fait connaître un vieil espion en pleine forme, tandis que Boris Johnson était pris la main dans le sac à mensonges ; l’OCPW (l’organe de contrôle des armes chimiques) refusait de rattacher le poison à Moscou. Les Anglais gardaient Miss Skripal au secret le plus rigoureux, loin de son fiancé et du reste de sa famille, signe évident que le récit partait en sucette. Espérons que Jeremy Corbyn saura se servir de la débâcle de May, à son avantage politique.
La part syrienne de l’histoire s’est également effondrée, une fois que Robert Fisk, l’un des meilleurs observateurs britanniques du Moyen-Orient, avec David Hirst, s’est rendu à Douma et a transmis un reportage cueilli à la source, celui d’un médecin de la clinique filmée par les Casques blancs.
Il a dit :
« Il y a eu beaucoup de bombardements [par des forces gouvernementales] et des avions tournoyaient au-dessus de Douma toute la nuit, mais cette nuit-là, il y avait du vent et d’énormes nuages de poussière commencèrent à arriver dans les sous-sols et caves où les gens se terraient. Les gens ont commencé à arriver à la clinique en souffrant d’hypoxie, du manque d’oxygène. Alors quelqu’un à la porte, un Casque blanc s’est mis à crier "C’est du gaz !’" et la panique s’est répandue. Les gens ont commencé à se jeter de l’eau les uns sur les autres. Oui, la vidéo a été tournée là ; c’est authentique, mais ce que vous voyez, ce sont des gens qui étouffent, et non pas des empoisonnements au gaz. »
Les Russes ont en fait localisé quelques-unes des personnes que l’on voit sur la vidéo, et ils disent que c’était une mise en scène ; les médias occidentaux disent qu’ils avaient subi des menaces s’ils ne disaient pas ce qu’ils ont dit. Personnellement j’ai plus confiance dans le reportage de Fisk que dans celui des Russes, mais cela peut tenir du préjugé de mon côté. De toute façon, les deux versions ne sont pas incompatibles, elles ne se contredisent pas, et elles contribuent à saboter l’histoire parfaitement fausse qui a fourni le prétexte ultime pour la frappe.
Le blog de la communauté bancaire de Chypre a publié un certain nombre de données qui prouvent que les préparatifs pour la frappe étaient en marche bien avant la supposée attaque au gaz. On y découvre que la base aérienne britannique d’Akrotiri à Chypre a vu son périmètre renforcé de toute urgence (par la compagnie britannique Agility) le 5 avril, et donc avant l’attaque prétendument lancée sur Douma. La seconde base aérienne britannique Dhekelia a effectué les mêmes travaux le 12 avril, une semaine plus tard, avant que la décision de frapper n’ait été adoptée par le gouvernement britannique. Les travaux de Dhekelia ont été menés à toute vitesse et en urgence, et il a fallu aller prendre des matériaux de construction dans les villages voisins de Xylotympou et d’Ormideia. La rémunération pour les ouvriers locaux était arrivée via la banque HSBC de Hong Kong, disent-ils. Et justement ce sont ces bases aériennes, forcément retenues par la Grande Bretagne, qui ont été servi pour l’attaque sur la Syrie.
L’OPCW aurait pu dissiper le brouillard autour des deux affaires, celle de Skripal et celle de Douma, mais ne retenez pas votre respiration. Il est clair que l’OCPW est autant intégrée dans la machinerie des Maîtres du discours que n’importe quel autre organe international.
Le fait que l’OCPW n’ait pas laissé la Russie prendre part à l’enquête sur l’affaire Skripal, malgré l’appel des Russes à se référer à sa propre charte, rend la conclusion de ladite enquête pour le moins douteuse. Par ailleurs, le fait que les inspecteurs de l’OCPW n’aient pas trouvé le moyen de pénétrer à Douma malgré les efforts de Damas et des Russes pour leur faciliter l’accès nous indique qu’ils ne tiennent pas vraiment à enquêter, pas plus que l’année dernière, quand ils ne voulaient pas tellement entrer à Khan Sheykhun.
Pendant ce temps-là, les médias occidentaux et les groupes jihadistes sur le terrain s’ingénient à créer un autre tricotage de mensonges pour remplacer les anciens. Maintenant ils disent que c’est le reportage de Fisk qui est suspect parce qu’il a été autorisé à aller sur les lieux par les Russes. Nous pouvons comprendre ce qui sous-tend leur position à partir du tweet suivant :
« Salih @Salih90119797 Apr 17 More. Replying to @Elizrael. We salute Israel in spite their crimes in Palestine we hope they’ll continue their strikes every part of Syria ; Iran regime should comedown »
Ce qui veut dire :
« Nous saluons Israël en dépit de ses crimes en Palestine, nous espérons qu’ils continueront à frapper partout en Syrie ; le régime iranien doit tomber. »
Ces « rebelles islamiques » [modérés ?] sont en fait des agents d’Israël, pas vraiment des guerriers du Prophète.
En tout état de cause, les gens qui ont bricolé ces brillants simulacres compliqués rôdent encore, et on peut être sûrs qu’ils en préparent un autre, au besoin.
À mon avis, les deux présidents ont fait des efforts héroïques pour sauver leur pays et le monde de la destruction ; tous les deux ont mis en danger leur réputation, leur position, leur nom, en allant aussi loin. Trump a réduit les bombardements au minimum, Poutine a fait de même pour la riposte.
Chacun a commis quelques fautes. Poutine a fait une énorme bourde en donnant à Israël carte blanche pour bombarder la Syrie chaque fois que l’envie lui en prend. Les frappes israéliennes (et il y en a eu plus d’une centaine l’année dernière) ont mis en place le climat de permissivité qui a permis à Trump de marcher dans les traces d’Israël. Si Israël bombarde la Syrie, et que les Russes ne réagissent pas, pourquoi pas Trump ? Pour les US, si les US se voient dépassés par leur satellite, c’est de la triche. Si tu permets à Tom de mettre la main aux fesses de ta copine sans la moindre objection, il faut t’attendre à ce que Dick et Harry essayent de renouveler l’exploit. Israël a créé le précédent, et les US l’ont mis à profit.
J’ai demandé au sénateur Alexï Pouchkov, chef du Comité aux relations étrangères, s’il ne pensait pas que c’était une erreur, après coup. Il a justifié cette politique et disant que la Russie était venue en Syrie pour combattre des groupes jihadistes, ISIS, Al Qaïda et d’autres, mais pas Israël. La Russie est amicale avec Israël, avec l’Iran et avec la Turquie, et ne veut pas se mêler de trancher dans des désaccords locaux. Pouchkov souligne que la Russie a toujours condamné les raids israéliens sur la Syrie, même sans agir concrètement en retour. Mais de fait, si la Russie a condamné Israël, c’est à mi-voix, tout doucement. La seule fois où cette condamnation a été rendue publique, c’est cette fois-ci, alors que la frappe israélienne a eu lieu dans un moment de grande tension.
Trump a fait une erreur quand il a lancé ses missiles au lieu de viser le procureur Mueller et de s’en débarrasser. Mais bon, merci, Mr Trump, dans tous les cas, pour avoir limité les dégâts. Essayez de mener à son terme votre retrait de Syrie, pendant que vous y êtes.
Cependant, le grand problème c’est que les forces qui veulent la guerre sont toujours actives. On a l’impression qu’il y a une grande houle qui soulève les bateaux russes et américains jusqu’à la collision, qui les pousse vers les récifs. Cette fois-ci, les deux chefs sont parvenus à éviter la confrontation. Mais la houle est toujours là, et la prochaine fois, nous aurons peut-être moins de chance.
Nous sommes entrés dans une nouvelle étape pour la conscience humaine : des millions d’utilisateurs des réseaux sociaux s’expriment. Il s’agit souvent d’opinions dangereuses, et nos ennemis savent comment les manipuler. Tant qu’il n’y a pas un effort sérieux pour baisser le niveau des sentiments destructeurs, l’humanité peut y rester, et nous n’aurons personne à blâmer en dehors de nous-mêmes.
Il est nécessaire de contrer la confrontation US-Russie en menant une action positive. Le sang qui coule à Gaza nous fournit une excellente cause en ce sens. Un effort conjoint de la Russie et des US pour en finir avec le siège de Gaza peut changer l’ordre du jour du monde entier. Cela détournera les bellicistes de la Syrie et de Moscou.