Le 9 mai n’est jamais une journée comme les autres en Russie, mais ceux qui ont pu vivre la journée du 9 mai 2015 dans les rues de Moscou ne l’oublieront sans doute jamais.
Pour les 70 ans de la victoire de la Russie soviétique sur l’Allemagne nazie, la journée avait été placée sous le symbole du « bataillon immortel » (Бессмертный полк) et les Russes étaient notamment conviés, après la fin du défilé militaire, à marcher en tenant les portraits de leurs aïeux tombés lors de la grande guerre patriotique, afin d’honorer leur mémoire dans ce lieu symbolique au moins le temps d’une journée. Il fallait être à Moscou pour ressentir cette atmosphère absolument incroyable de fierté et de patriotisme mais aussi et surtout d’unité nationale, puisque dans tout le pays, ce sont 12 millions de Russes qui ont participé aux cérémonies. 500 000 personnes ont rejoint les rues de la capitale, des moscovites de tous âges, certains en tenue militaire, arborant le ruban de Saint-Georges orange et noir.
Il fallait définitivement être à Moscou pour voir ces quelques 150 000 Russes qui défilaient portraits de leurs ancêtres a la main, dont de nombreux enfants et femmes, et les entendre crier « Hourra ! » a pleins poumons en traversant le centre de la capitale. Seule la Russie de Vladimir Poutine est sans doute capable au sein du monde européen de produire cette extraordinaire communion patriotique et populaire dans une totale sérénité.
Alors que certains commentateurs disaient le président russe isolé, il était en tête du cortège et il portait une photo de son père.
Mais surtout, les spécialistes de la Russie et autres kremlinologues professionnels, au-delà du Poutine bashing, semblent être incapables d’interpréter le grand bouleversement historique qui est en train de se produire.
Alors que l’Europe et l’Amérique ont brillé par leur absence inexcusable, ce sont au final « seulement » 20 chefs d’États qui étaient présents, parmi lesquels par exemple les chefs d’Etats chinois, indien, sud-africain, serbe, vénézuélien, vietnamien ou égyptien ainsi que le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon ou encore le président du Kazakhstan et initiateur de l’Union eurasiatique, Noursoultan Nazarbaïev.
Ceux qui étaient là ont pu assister au plus grand défilé de l’histoire de la Russie, rassemblant 16 000 soldats russes et 1 300 militaires étrangers, défilé clôturé par une incroyable parade aérienne.
Une preuve de plus que les élites russes entendent bien préserver et continuer à rendre vivante l’incroyable expérience historique et militaire qu’a été la résistance russo-soviétique durant la grande guerre patriotique.
Pendant ce temps, l’Union européenne fêtait la journée d’une Europe de plus en plus remise en cause par les peuples de Londres à Athènes. La nouvelle Europe pro-américaine avait organisé sa propre commémoration du 8/9 mai sous patronage polonais, et le président français, lui, était parti en Guadeloupe pour inaugurer un grand mémorial sur l’esclavage. On a les dirigeants que l’on mérite.
Les nombreux gros plans des télévisions du monde entier sur un Vladimir Poutine entouré des présidents kazakh et chinois sont extrêmement lourds de sens et il y a toutes les raisons de penser que va s’accentuer dans un avenir proche l’intégration entre la Russie et l’Asie, une intégration organisée autour d’un binôme Moscou-Pékin puisque lors de sa visite le président chinois a confirmé qu’il était déterminé à investir lourdement en Russie.
Cette nouvelle trajectoire historique est diamétralement opposée à celle qui se dessinait au début de la décennie lorsque la Russie semblait ouvrir une fenêtre sur l‘Occident puis sur l’Europe. Pour Dimitri Trenin du centre Carnegie, le concept de grande Europe de Lisbonne à Vladivostok a fait place, dans les projets des élites russes, à un projet de grande Asie de Saint-Pétersbourg à Shanghai.
Alors que la fin de la guerre symbolise l’unité et la paix retrouvée en Europe, le 9 mai 2015 aura permis à tous de comprendre qu’une dynamique différente s’était mise en place et que la passion avait disparu des relations entre la Russie et les États européens, pour faire face au mieux à un froid pragmatisme.
Mais tandis que personne ne peut clairement établir la direction que prennent les nations européennes au sein d’une Union européenne à la dérive, les élites eurasiatiques sont, elles, visiblement très décidées à accentuer et accélérer le partenariat asiatico-pacifique.
Pour Moscou, l’axe Paris-Berlin-Moscou semble devoir faire place à un axe Moscou-Astana-Pékin.
Avec ou sans l’Europe.