Des livreurs Uber Eats ou Deliveroo sous-louent leur compte à des sans-papiers. Une pratique illégale mais répandue.
Il est midi. Bientôt l’heure de sustenter les ventres affamés de milliers de Parisiens. Amadou, appuyé sur son vélo, casque vissé sur la tête, cube isotherme au sol, patiente devant un McDonald’s avec une dizaine de livreurs. Les yeux rivés sur son smartphone, il attend une vibration, synonyme de commande. Ce Guinéen écume les rues de la capitale depuis trois mois, « pour manger et ne pas dormir dans la rue. Je préfère être exploité plutôt que mendier ou voler, quitte à violer la loi », lance l’homme de 29 ans, débarqué en France il y a six mois. Amadou fait partie de ces travailleurs vulnérables arrivés discrètement dans le monde des plateformes de livraison de repas à domicile : les sans-papiers. Des cyclistes non déclarés et sous-payés. Une nouvelle forme de travail au noir qui prospère dans plusieurs grandes villes, comme Paris ou Nantes.
Pédaler pour Uber Eats, Deliveroo, Stuart ou Glovo nécessite un statut d’autoentrepreneur et des papiers d’identité en règle. Impossible pour une personne en situation irrégulière de jouer les coursiers. Mais des autoentrepreneurs peu scrupuleux ont flairé la bonne affaire : ils sous-louent les identifiants de leurs comptes à des étrangers qui effectuent les livraisons à leur place. En contrepartie, ils prélèvent jusqu’à 50 % de leurs gains. « La logique est qu’un exploité exploite un encore plus faible », résume Amadou, qui reverse un tiers de son gagne-pain à son loueur. De ces pérégrinations, aucun sans-papiers ne retire de gros bénéfices. Amadou pédale pour environ 150 euros hebdomadaires. Il récupère l’argent toutes les semaines, toujours en liquide.
Une organisation quasi mafieuse
Sac Stuart sur le dos depuis un an, Koffi patiente sur un trottoir à quelques rues de là. Un livreur en scooter, flanqué d’une veste Uber Eats, s’arrête à sa hauteur, lui tend plusieurs billets et repart. La transaction n’a duré que quelques secondes. Koffi vient-il de récupérer sa paie ? Avec son vélo trop petit et sans vitesses, cet Ivoirien d’une trentaine d’années prétend être propriétaire de son compte. En concédant cependant ne pas avoir de papiers français... Dans l’Est parisien, c’est une équipée de coursiers en scooter Uber Eats qui a élu domicile. Tous viennent du Bangladesh. Dans un anglais hésitant, l’un d’eux affirme verser 25 % de sa paie pour louer un compte. Un de ses collègues affirme : « Tout le monde a ses papiers, ici ! On connaît des gens qui le font, mais pas nous ! »
« Le phénomène est visible, mais pas quantifiable, car tous ont l’interdiction – tacite – de parler », lance Jérôme Pimot, du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap) qui évoque « une mafia » autour de ce statut. « Cela a débuté dans les quartiers. “Les grands frères” louaient leurs comptes aux mineurs, qui eux non plus ne sont pas censés travailler pour les applications. Puis ils sont allés racoler les migrants. »
Jusqu’à 1 000 euros par mois
Les rencontres se font par le bouche-à-oreille et sur Internet, où l’offre croise la demande en toute impunité grâce à des petites annonces sur Facebook. Un groupe privé a même été créé. Les propositions y sont explicites : « Cherche compte Uber Eats » ; « Loue compte Deliveroo à 30 % à une personne sérieuse ». Ce dernier promet qu’il n’existe aucun risque : « Il n’y a pas ma photo sur l’application. Si la personne n’a pas de papiers, il faut juste qu’elle soit prudente avec les contrôles. Je loue déjà mon compte Uber Eats à quelqu’un d’autre ». Voici donc l’astuce : une fois immatriculés au registre du commerce, les autoentrepreneurs indélicats créent un compte sur différentes plateformes, et peuvent ainsi faire rouler plusieurs livreurs en même temps. Certains peuvent gagner 1 000 euros mensuels. Un jackpot tout relatif mais sans donner le moindre coup de pédale.
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Les livreurs déplorent aussi que cette main-d’oeuvre à bas coût permette aux mastodontes de la livraison de tirer les salaires vers le bas. « Avant, nous étions mieux payés, à l’heure, et pas à la course. Du coup, il est devenu plus intéressant de louer son compte que de l’utiliser de temps en temps », explique Samir, étudiant et cycliste le week-end. Une affirmation réfutée par les entreprises, qui vantent les atouts de leur modèle : flexibilité et salaire moyen de 15 euros l’heure.
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Juridiquement irresponsables, ces plateformes ne risquent pas grand-chose. "Elles tentent d’échapper au droit du travail", tempête Julien Boeldieu, secrétaire national du premier syndicat des agent(e)s de l’inspection du travail, la CGT-TEFP. "Certes, elles n’emploient pas directement ces sans-papiers, mais comme elles sont à l’origine de ce système, elles ont au moins une responsabilité sociale et morale", estime-t-il.
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La dégradation des conditions de travail des coursiers à vélo :
Le quotidien des coursiers :