Une « petite phrase » de Nicolas Sarkozy est en train de déchaîner les commentaires quand il a affirmé qu’à partir du moment où l’on devient français : « l’on vit comme un Français et nos ancêtres sont les Gaulois » [1].
On connaît le goût immodéré des politiciens pour les « petites phrases » et celle-ci ne fait pas exception à cette règle. On peut la trouver inadéquate, manquant de précision, mais le fond de ce qu’elle dit n’est autre que quand on vient d’un autre pays pour devenir français on s’approprie l’histoire de France. Est-ce donc si scandaleux ? Il est paradoxal qu’un adversaire de Nicolas Sarkozy, quelqu’un qui a combattu ses idées et sa politique, soit amené à le défendre sur ce point devant la meute hurlante de la « bien-pensance ». En fait, cette petite phrase s’inscrit dans le contexte actuel du débat sur l’identité. Ce débat touche à un problème réel, même si la notion d’identité est largement déformée voire défigurée par certains. L’absence de toute distinction entre l’identité politique et la question des racines culturelles permet toutes les dérives, dérives dont Eric Zemmour est désormais devenu, comme je l’indiquais dans un ouvrage sorti cette année [2], l’exemple et le synonyme. Le débat oppose même le terme de souveraineté à celui d’identité, comme on peut le voir dans articles de David Desgouilles [3] ou de Pierre Arnoux [4] dans Causeur.
La poule et l’œuf ?
La question de la souveraineté et celle de l’identité pourraient s’apparenter à la vieille question de la première poule et du premier œuf. On conçoit qu’il y a des peuples qui n’ont pas la souveraineté nationale, qui la réclame, mais qui ont une conscience forte de leur identité, et cela va des kurdes aux québécois.
Encore faut-il comprendre comment cette conscience, qui est une conscience politique tout autant que culturelle s’est construite. Le grand historien, et homme politique, français François Guizot, donne une explication du processus. C’est par l’extension des domaines de souveraineté a été la forme prise par les luttes sociales qui, au fil du temps, ont construit les institutions. Il analyse ainsi le processus d’affranchissement des communes, ce qui le conduit d’ailleurs à la célèbre conclusion que voici :
« (…) la lutte, au lieu de devenir un principe d’immobilité, a été une cause de progrès ; les rapports des diverses classes entre elles, la nécessité où elles se sont trouvées de se combattre et de se céder tour à tour, la variété de leurs intérêts et de leurs passions, le besoin de se vaincre sans pouvoir en venir à bout, de là est sorti peut être le plus énergique, le plus fécond principe de développement de la civilisation européenne ». [5]
Pour autant, l’analyse de Guizot va au-delà de cette simplification. Ses implications n’en n’ont pas été d’ailleurs pas toujours pleinement comprises. Ce que Guizot affirme, c’est non seulement la nécessité de la lutte comme principe d’engendrement des institutions, mais aussi un lien circulaire, ou plus précisément en spirale, où l’on repasse régulièrement au même point mais pas à la même hauteur, entre une institution de souveraineté, la commune bourgeoise par exemple, et le principe de la lutte des classes. La première partie de la citation doit alors être comprise de la manière suivante : sans les garanties que leur donnait la commune, jamais les bourgeois n’auraient osé franchir le seuil qualitatif de la lutte pour les institutions de la société dans son ensemble. Guizot, par ailleurs, analysait très justement la frilosité politique de ces bourgeois et montrait tout ce que leur force devait à une démarche collective :
« Le bourgeois d’une ville, se comparant au petit seigneur qui habitait près de lui et qui venait d’être vaincu, n’en sentait pas moins son extrême infériorité […] il tenait sa part de liberté non de lui seul mais de son association avec d’autres, secours difficile et précaire [6]. »
La lutte des bourgeois d’une ville pour leurs franchises et celle qui emplit le XVIIIe siècle et qui se déroule à l’échelle nationale appartiennent l’une et l’autre à la lutte des classes ; pour autant, il ne s’agit pas de la même chose si on l’envisage sous l’angle de la dynamique de la société. La victoire dans le premier stade fait subir à cette lutte un changement qualitatif, parce qu’elle dote la classe en question d’une institution lui permettant d’acquérir une conscience différente de ses intérêts et de ses besoins, et lui offrant des moyens nouveaux. En d’autres termes, il n’est de possibilité d’expression de ses intérêts que par la conquête d’espaces de souveraineté.
Le sentiment d’appartenance, ce qui fait « peuple », ce qui constitue le « corps politique » vient justement de la mémoire de ces luttes, mémoire qui peut être transformée, manipulée, et nous savons que mémoire n’est pas histoire, mais qui est un élément constitutif essentiel de l’identité. Cette dernière se construit simultanément à l’acquisition d’espaces de souveraineté, par le biais des luttes sociales et politiques qui traversent le « corps politique ». Ce dernier se constitue ainsi progressivement en « peuple », en particulier quand s’affirme un pouvoir central en quête de souveraineté, l’État, qui émerge d’une double lutte – dans le cas français – contre un pouvoir transnational (celui du pape) et contre des pouvoirs locaux (les seigneuries). L’oubli de ce processus engendre les dérives ethnicistes qui, aujourd’hui, polluent le débat sur l’identité.
Qu’est qu’être français ?
On peut alors reprendre la question, en se démarquant des errements d’un Zemmour ou d’un Ménard, qui ont été condamnés même par le Front National [7]. De même, dans sa forme, la citation de Nicolas Sarkozy est fausse car il n’y a pas de continuité entre l’espace politique des celtes influencés par les grecs [8], que l’on appelle les « gaulois » [9], et la constitution progressive du « peuple français » qui s’affirme à partir de Philippe Auguste [10], autour de ce moment historique qu’a représenté la bataille de Bouvines [11].
Mais, ce « peuple » est bien constitué au moment de l’aventure de Jeanne d’Arc. Car, qu’est-ce qui sépare les « français » des « anglais » à cette époque ? Des deux côtés on est chrétien ; l’élite politique parle la même langue ; les formes du pouvoir politique sont très proches. Pourtant, il est clair que la culture politique n’est plus la même, ce qui fait que le sentiment de la différence n’est pas seulement ressenti par l’élite mais bien par la population. Le « peuple » s’est construit, sans avoir conscience de cette construction, en même temps que s’affirmait le pouvoir du souverain et l’émergence d’une bureaucratie royale [12]. La construction politique du « peuple » et celle de l’État sont les deux faces d’une même pièce de monnaie. Ce qui permet de comprendre pourquoi, en ce moment historique où l’État se défait, où l’on abandonne la souveraineté, la question de « ce qui fait peuple » ressurgisse avec autant de violence, mais aussi autant d’incompréhensions. En un sens les thèses d’Eric Zemmour, ou celle de Pierre Arnoux, sont l’exact symétrique de celles d’un François Hollande ou de l’élite européiste.
Là où François Hollande ne voit dans la France qu’un espace de gestion dépourvu de souveraineté, Zemmour affirme des principes ethnicistes car il ne peut (et ne veut) penser la centralité de la question de la souveraineté.