Curieusement, c’est depuis le développement exponentiel de la liberté d’expression via l’Internet que la critique des élites a pris forme, et force. Certes, il y a toujours eu des articles (les « marronniers » de la presse magazine) sur l’exclusivité de l’accession au pouvoir par l’ENA, grande école créée en 1945 pour former les grands cadres de la Nation, mais ce n’était pas une remise en question radicale. La radicalité de la critique est venue du croisement de deux facteurs : le phénomène de l’autoreproduction de l’élite, excluant quasiment toute autre source, et l’échec politico-économique de 40 ans de gestion du pays par cette même élite.
Aucune autre élite n’a autant failli. Les internautes qui découvraient la couche « supérieure » de la population, la couche dirigeante de fait, ne parlèrent alors plus des élites, mais de l’élite, tant elle s’était uniformisée et coupée du reste de la population.
Un corps hors sol, une tête hors corps qui fonctionne selon ses propres codes, mais surtout, selon ses propres intérêts : la locomotive avait lâché les wagons. La meilleure – ou la pire – illustration de ce changement a été ce moment où, après les attentats sanglants de 2015, les responsables du pays ont en chœur assuré au peuple que la terreur allait « durer 10 ans ». Responsables du renseignement, responsables de la police, responsables de la justice, responsables politiques, tous ont lâché le pays dans un bel ensemble de forfaiture. Le divorce définitif était prononcé. Il était latent, car les scènes de ménage entre le peuple et « son » élite se multipliaient, en nombre et en violence. On dit que l’amour c’est regarder ensemble dans la même direction. Eh bien élite et peuple n’avaient plus le même horizon. Aujourd’hui, toute réconciliation entre le haut et le bas, entre ce haut et ce bas, est impossible. La trahison ultime est passée par là. Une autre élite se formera naturellement, et elle se forme déjà naturellement. Et les grandes écoles, dans tout cela ? Les étudiants de l’ENA, l’X, HEC ou Sciences Po sont-ils responsables de cet échec dramatique ? Non, et oui à la fois.
- Laurent Bigorgne, ou la critique de l’élite par l’élite
Le documentaire diffusé par Public Sénat le 10 septembre 2016 et intitulé « Grandes écoles : la voie royale ? » propose la critique classique du système des grandes écoles, basé sur le travail universitaire de Bourdieu. Cependant, cette critique reste stérile, et le docu le reconnaît : les petits pansements sociaux ne changent rien à la structure de cette couche de pouvoir en composition, un derme autofrabriqué par la dominance pour les besoins de la dominance. Le contenu des études y est destiné à une élite de l’abstraction, pas forcément intellectuelle (nuance de taille), qui apprend en même temps que les techniques de domination – gestionnaire ou scientifique – les codes de la dominance.
Le commissaire européiste Pierre Moscovici au gala de Sciences Po : « Vous pourrez compter aussi sur un réseau, qui n’est pas une mafia, qui est celui des anciens Sciences Po, une vraie communauté qui sait s’entraider, qui reconnaît la qualité de ses membres… »
Phrase que l’on peut transposer à d’autres communautés régnantes... Des codes sociaux qui seront bien compris et perçus par les semblables, et qui échapperont aux non-initiés, sur le modèle des loges maçonniques avec les trois points ou ces signes des doigts. Pourtant, officiellement, cette future élite travaille pour le bien commun :
Frédéric Mion, successeur de Descoings à Sciences Po, pendant le gala de l’école : « Notre mission c’est de former des esprits libres, des esprits qui sont épris du bien commun, et qui comprennent et qui transforment la société. »
Face à cette captation des accès au pouvoir et du pouvoir lui-même, le danger serait le populisme qui rejette l’élite en bloc, c’est-à-dire qui ne lui reconnaît pas cette légitimité qui fut autrefois de droit divin. L’élite a pris conscience de ce risque et s’est attelée à la tache. Cependant, elle l’a fait sous le signe de la répression, médiatique, politique, juridique et économique. Car elle occupe tous les postes de commandement. Le système des grandes écoles a cru s’amender de cette critique en ouvrant les filières d’accès qui s’étaient avec le temps fermées aux enfants du peuple, c’est-à-dire de la non-élite.
Mais l’expérience a tourné court, même si dans le documentaire on voit de brillants bacheliers issus de la « banlieue » intégrer Sciences Po de manière artificielle. C’était le rêve de la discrimination positive à l’américaine de Richard Descoings. Ceux qui connaissent les résultats réels de cette politique savent que les diplômes ainsi obtenus sont vus d’un mauvais œil par les entreprises embaucheuses de cadres de haut niveau. La discrimination positive, que ce soit pour les catégories ethniques (Noirs, Arabes) ou sexuelles (femmes), est un leurre. Si tout le monde y croit, comme dans The Truman Show, et que toute la société se ment à elle-même, alors c’est possible.
L’élite a cru que le problème était celui de sa représentativité en termes socio-professionnels : entre 4 et 10% d’ouvriers dans l’ensemble des étudiants en grandes écoles, la plus grande partie étant trustée par les fils et filles de profs, qui mettent ainsi leur progéniture à l’abri du besoin. Eux savent, et orientent les études de leurs enfants en ce sens. Ensuite viennent les enfants de cadres, professions libérales, etc. Le fait qu’il n’y ait pas d’enfants d’ouvriers dans le tas n’est pas un problème en soi, si par la suite les élites travaillent pour le bien commun. On sait que ce n’est pas, que ce n’est plus le cas. Car cela le fut sans doute dans les premières années, les diplômés de l’ENA intégrant les grands corps de l’État pour la noble carrière de haut fonctionnaire, qui pouvait mener à un ministère assez vite.
Ces gens-là ne visaient pas (encore) les postes dans les grandes entreprises privées, cela viendra dans les années 60-70. Les 30 glorieuses le furent aussi pour cette fusion entre l’élite et le peuple. L’esprit du CNR, le Conseil national de la résistance, qui réussit le mariage entre la droite des valeurs (gaullisme) et la gauche du travail (communisme). Mais à l’époque, il y avait encore du travail pour tous, le chômage était résiduel, les carrières rapides. C’est la crise économique, la gestion des effectifs et le management à l’américaine, le déséquilibre entre Capital et Travail, la victoire du profit sur le bien commun, qui mèneront au désastre social actuel. Avec l’aide de l’élite, notamment, qui lâchera justement le peuple dans ce combat qui aurait eu besoin d’une alliance de tous.
- Les élites sont indifféremment de droite ou de gauche
Le politique n’a pas amélioré les choses en cachant les problèmes sous le tapis, particulièrement en matière éducative. L’élite, elle, a préservé ses filières, pendant que le reste de l’édifice s’écroulait. Parfois avec la complicité des élites politiques, qui placent leurs enfants dans des écoles privées tout en faisant croire à la valeur de l’école publique. Une duplicité qui a sauté aux yeux de tous pendant la dernière gestion socialiste. Mais ce ne sont pas les socialistes qui ont créé le système des grandes écoles, ne les rendons pas responsables de tout ! Pour que la méritocratie ne soit pas dévoyée dans les écoles de formation de l’élite économico-politique du pays, il faudrait théoriquement que la sociologie démographique et professionnelle y soit respectée. Mais ce n’est pas le cas.
Il y a un biais culturel des enfants mieux nés, dans des milieux plus cultivés. Un retard qui ne se rattrape pas, ou difficilement. Et surtout, qui ne peut pas être admis en cours de route. Les voies horizontales sont fermées. Il n’y a pas de passerelles, sauf celles de « l’égalité des chances » qui ne sont que de la « com » égalitariste pour grand public crédule. La voie royale est interdite aux pauvres [1]. Voilà pourquoi une nouvelle élite se cultivera toute seule, et réussira seule, pour contester le pouvoir capté par l’élite classique.
La massification de l’instruction, la démocratisation du Bac, l’ouverture ds facultés, n’ont rien changé à cet élitisme. Le système des grandes écoles s’est en proportion encore plus fermé aux pauvres et aux non-initiés, car il s’agit avant tout d’information et de culture, pas forcément de richesse matérielle. La richesse culturelle fait la différence, voilà pourquoi il faut lire et faire lire. En 1990, François Mitterrand parlait de doubler les effectifs des grandes écoles, mais l’ENA n’a toujours formé que 80 diplômés par an, qu’on retrouve et qui se retrouvent dans toutes les sphères du pouvoir. Tout part de l’idée fausse selon laquelle une élite étroite est forcément meilleure.
Sauf que les pays qui ne pratiquent pas ce superélitisme vont très bien, voire mieux que la France. Ne considérer que la crème de la crème revient à sacrifier tout le reste. Cela illustre le gouffre qu’il y a entre l’enseignement sophistiqué des grandes écoles (profs très bien payés, installations de qualité, contacts multiples et fructueux avec les grandes entreprises françaises et les grandes universités étrangères) et l’enseignement universitaire, qui souffre de la triple problématique des sureffectifs, de la pauvreté, et des débouchés. Le prix à payer pour « notre » élite surqualifiée, c’est une masse sous-qualifiée ou pas assez qualifiée. L’inverse du système éducatif allemand, pour ne prendre que celui-là.
La haute société française, basée sur le dogme du concours, est fermée, la mythologie républicaine faire croire que système méritocratique assure l’égalité des chances, mais tout est biaisé depuis la naissance. Car c’est le capital culturel des familles qui fait la différence avec le suivi des enfants, la présence de livres, le soutien scolaire… Quand des enfants d’immigrés sont entrés à Sciences Po, on a lu et entendu « les Arabes entrent à Scienes Po ». Plutôt que d’intégrer trois Français d’origine immigrée à Sciences Po, il faudrait se soucier des lycées poubelles de banlieue qui ne mènent à rien, sauf au désastre social que l’on connaît.
- Nathalie Loiseau, directrice de l’ENA, a été nommée ministre chargée des Affaires européennes de Macron
En vérité, les jeux sont faits sociologiquement depuis le berceau, et la France n’est pas le pays des passerelles... sauf pour les élites, qui passent allègrement d’un poste à l’autre que ce soit dans le privé ou le public. C’est très récemment que la filière littéraire (L) au bac et après le bac permet d’intégrer des écoles de commerce en parallèle. Et l’on se rend compte que ces « infiltrés » s’adaptent mieux que les étudiants classiques dans les entreprises, car leur ouverture culturelle est supérieure. Une chose est sûre : les élites ne mettent pas leurs enfants à l’université, et cela suffit à pulvériser tous les discours républicains mensongers.
Au bout du compte, cette élite qui l’est effectivement du point de vue technique ou polytechnique pâtit de son manque de pluralité sociologique. Formatée, centrée sur elle-même, cultivant un entre-soi dangereux, elle n’a pas l’imagination pour résoudre les petits et grands problèmes du pays. Cela devient évident quand on voit les énarques en action. Absorber des dossiers à grande vitesse est une chose, avoir une vision en est une autre. Et la vision ne vient plus d’en haut. L’effondrement intellectuel et visionnaire de nos élites depuis 50 ans le prouve. Il faudra injecter du sang neuf dans cette couche supérieure, sinon elle mourra de sa consanguinité ou sera balayée intégralement.
Le système des grandes écoles ou de la formation des élites ayant prouvé qu’il ne pouvait pas se réformer de l’intérieur, il sera réformé de l’extérieur par la force des choses. Ceci est valable pour le système éducatif comme pour le système politique.