Dès qu’on veut traiter la question des droits de l’homme en Chine, le problème qui se pose immédiatement est celui des sources d’information. Si elles sont gouvernementales, les détracteurs habituels de la Chine communiste pointent aussitôt leur partialité. Si elles sont liées aux milieux d’opposition, un reproche identique leur sera adressé.
Pour éviter ce genre d’inconvénients, on adoptera la méthode consistant à lire le dernier rapport d’Amnesty International sur la Chine (2017-2018) et à faire comme si les informations factuelles qu’il contient étaient exactes. Cette ONG américaine ne passant pas pour une propagandiste zélée du pouvoir chinois, il sera difficile d’encourir le reproche de complaisance à l’égard de Pékin.
Or que trouve-t-on dans ce rapport ? Il consacre d’abord un long développement à Liu Xiaobo, dont le drame personnel fournit à l’Occident un argument-massue contre le gouvernement chinois depuis une décennie.
« Liu Xiaobo, lauréat du prix Nobel de la paix, est mort en détention d’un cancer du foie le 13 juillet. Liu Xiaobo et sa famille avaient demandé aux autorités de l’autoriser à se rendre à l’étranger pour y bénéficier de soins médicaux, mais elles ont refusé d’accéder à cette demande. À la fin de l’année, sa femme, Liu Xia, était toujours sous surveillance et assignée à résidence de manière illégale. Elle était soumise à ces mesures depuis l’attribution du prix Nobel de la paix à son mari en 2010. Au moins 10 militants ont été arrêtés pour avoir organisé des cérémonies à la mémoire de Liu Xiaobo ».
Ce dissident a été arrêté puis condamné à neuf ans de prison pour « subversion » en 2009. Mort d’un cancer en juillet 2017 peu après sa libération – et non en détention –, il avait obtenu le Prix Nobel de la Paix en 2010 avec l’appui enthousiaste des pays occidentaux. Philosophe iconoclaste, il résumait ainsi sa pensée dans un entretien accordé à la presse en 1988 :
« Choisir de vivre signifie choisir le mode de vie occidental. La différence entre le mode de gouvernement occidental et le mode de gouvernement chinois, c’est la même que celle entre l’humain et le non-humain, il n’y a pas de compromis. L’occidentalisation est le choix non pas de la nation, mais de la race humaine ».
Pour comprendre – sans la justifier pour autant – la réaction des autorités chinoises, il faut procéder à un exercice de transposition.
Remplaçons les mots « occidental » par « aryen » et « chinois » par « juif » : il est clair que ce genre de propos, en France, entraînerait des poursuites judiciaires contre son auteur. Mais ce ne fut pas la seule audace de Liu Xiaobo. Admirateur de la politique étrangère des États-Unis, il ne manqua jamais une occasion de féliciter rétrospectivement ce pays pour la guerre de Corée – qui coûta la vie à 600 000 Chinois –, la guerre du Viêt Nam et l’invasion de l’Irak. Enfin, il affirma que pour connaître les bienfaits de la civilisation occidentale « la Chine devrait de nouveau devenir une colonie pendant 300 ans et qu’elle devrait être divisée en 18 États ». On peut s’indigner du traitement infligé à un intellectuel qui dit ce qu’il pense.
Mais lorsqu’il réclame la colonisation de son pays par des puissances étrangères, il doit s’attendre à avoir des ennuis. L’arrestation de Liu Xiaobo montre que les autorités chinoises ne badinent pas avec le patriotisme et qu’il y a des limites à la liberté d’expression dès que l’intérêt national est en jeu. Mais est-ce différent ailleurs ? Quel sort serait réservé à un citoyen français qui déclarerait que les Français ne sont pas des êtres humains et réclamerait ouvertement l’invasion de la France par la Russie ?
Après cette ode attendue à Liu Xiaobo, le rapport de l’ONG américaine évoque des évolutions législatives jugées néfastes aux droits de l’homme. « Cette année encore, des lois et règlements répressifs relatifs à la sécurité nationale ont été élaborés et adoptés, conférant aux autorités davantage de pouvoir pour réduire l’opposition au silence, censurer les informations, et harceler et poursuivre en justice les défenseurs des droits humains ».
En guise d’illustration, le rapport se livre à une narration qui a le mérite de se référer à des événements précis. L’événement le plus important – le seul à faire l’objet d’une relation détaillée dans le rapport – eut lieu en juillet 2015.
« Sur presque 250 personnes qui ont été interrogées ou placées en détention par des agents chargés de la sûreté de l’État à la suite de la vague de répression sans précédent lancée par le gouvernement contre les avocats spécialistes des droits humains et des militants en juillet 2015, neuf ont été déclarées coupables de subversion du pouvoir de l’État, d’incitation à la subversion du pouvoir de l’État ou d’avoir cherché à provoquer des conflits et troublé l’ordre public ».
Le rapport précise ensuite que sur ces neuf personnes, cinq sont toujours emprisonnées, trois ont été condamnées à la prison avec sursis et la dernière a été exemptée de condamnation pénale. À ces neuf cas, le rapport ajoute quatre autres cas d’arrestations qui se sont conclues par trois condamnations à la prison et par une libération sous caution.
Les autres événements du même ordre mentionnés par le rapport de l’ONG concernent ensuite « onze militants arrêtés pour avoir commémoré la répression de Tiananmen en 1989, pour avoir provoqué des conflits et troublé l’ordre public ». Deux d’entre eux ont été maintenus en détention, et un autre a été condamné à trois ans d’emprisonnement. Le rapport ajoute trois arrestations de « militants en faveur du droit du travail » ayant abouti à une libération sous caution et à une condamnation pénale. S’agissant de la « répression des activités sur Internet », douze personnes seraient encore incarcérées, la plupart en attente de leur jugement.
Cette partie du rapport d’Amnesty International a l’avantage d’être relativement précise : elle fournit des chiffres, mentionne les noms des personnes concernées et indique le traitement qui leur a été réservé. Si l’on synthétise toutes ces données, on obtient au total 280 arrestations ou interpellations, 22 incarcérations et 10 condamnations pénales, les peines de prison allant d’un an à huit ans. Il y aurait aussi – le rapport emploie le conditionnel – quelques cas de mise en résidence surveillée et un cas énigmatique de « disparition » non résolue sur laquelle l’ONG se montre prudente.
La deuxième partie du rapport traite des religions et des minorités qui feraient l’objet de graves discriminations de la part du pouvoir chinois.
« Cette année encore, les pratiquants du Fa Lun Gong ont été la cible de persécutions, de détentions arbitraires, de procès iniques ainsi que d’actes de torture et d’autres mauvais traitements ». Mais pour illustrer cette répression généralisée des activités religieuses, Amnesty International ne cite qu’un seul cas : « accusée d’utilisation d’un culte néfaste dans le but de nuire au maintien de l’ordre, Chen Huixia était en détention depuis 2016. En mai, son procès a été reporté après que son avocat a demandé au tribunal de ne pas retenir à titre de preuves des éléments obtenus sous la torture ».
Mais c’est surtout la situation des Ouïghours et des Tibétains, on s’en doute, qui préoccupe l’ONG occidentale.
« Dans le rapport sur sa mission de 2016 en Chine, le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté a déclaré que si les progrès en matière de lutte contre la pauvreté étaient généralement impressionnants, la situation des Tibétains et des Ouïghours restait très problématique, et que la plupart des minorités ethniques en Chine étaient exposées à de graves atteintes aux droits humains, notamment des taux de pauvreté particulièrement élevés, une discrimination ethnique et des déplacements forcés ».
À l’appui d’un tableau aussi alarmant, on aurait aimé prendre connaissance de faits précis. En guise d’illustration, l’ONG mentionne deux arrestations et six immolations par le feu au Tibet. Les circonstances de ces suicides ne sont guère élucidées par le rapport, contrairement aux deux arrestations mentionnées. Au total, la disproportion entre les faits rapportés et la description apocalyptique qui en constitue la toile de fond est patente. On notera que le rapport ne s’étend guère sur la situation au Tibet. Il y a longtemps que le dalaï-lama ne réclame plus l’indépendance de sa province natale, peu à peu passée sous les écrans-radars de la compassion occidentale. Dans la même veine, l’affirmation des auteurs du rapport selon laquelle « la plupart des minorités ethniques en Chine étaient exposées à de graves atteintes aux droits humains » est complètement surréaliste.
La Chine reconnaît officiellement 54 nationalités minoritaires. Les seules à avoir historiquement rencontré des difficultés avec le pouvoir sont les Tibétains et les Ouïghours. Minorité la plus nombreuse (18 millions de personnes), les Zhuang sont parfaitement intégrés, de même que les musulmans Hui. Exemptées de la politique de l’enfant unique – ce fut un privilège énorme – , elles ont bénéficié de mesures en faveur de leur culture et d’investissements dans les régions (souvent déshéritées) qu’elles habitent depuis des siècles. Le rapporteur spécial de l’ONU pour les droits de l’homme peut toujours polémiquer, rien de concret ne vient étayer ses affirmations.
La cause ouïghoure ayant remplacé la cause tibétaine dans le cœur des Occidentaux, la partie du rapport consacrée à cette question est évidemment beaucoup plus longue. Elle insiste – à juste titre – sur la répression impitoyable des « activités extrémistes » par les autorités chinoises. Mais le rapport ne donne aucune source précise et ne fournit aucune donnée chiffrée. On lit même ce genre de choses, qui atteste le sérieux des rédacteurs lorsqu’ils quittent le terrain de la relation factuelle pour celui de l’affabulation par ouï-dire :
« Selon des informations parues dans les médias, dans toute la région, les familles ont reçu l’ordre de remettre aux autorités leurs exemplaires du Coran et tout autre objet religieux en leur possession, sous peine de sanctions ».
En réalité, le gouvernement chinois a fait retirer de la circulation des livres relevant de la littérature religieuse extrémiste. Faut-il le lui reprocher, dans un pays où les attentats djihadistes ont fait des centaines de morts depuis 2009 ? On s’attendait, enfin, à trouver un développement consistant sur l’abominable répression frappant les Ouïghours. Le rapport mentionne les « centres de rééducation » mis en place par le gouvernement, mais il n’y a pas une ligne sur les « camps de concentration » dans lesquels seraient entassés, selon la presse occidentale unanime, « un million de Ouïghours ». Ayant sans doute peur du ridicule, Amnesty International a observé sur le sujet une prudence salutaire. Il est vrai que pour mettre en prison un million de Ouïghours, il faudrait capturer la moitié de la population adulte masculine d’une minorité qui compte dix millions de personnes. Aucune source sérieuse n’a jamais étayé ces accusations grotesques, et l’énormité du mensonge finira sans doute par tuer le mensonge.
En additionnant les données fournies par le rapport d’Amnesty International, on peut conclure que le gouvernement chinois a violé les droits de l’homme en 2017 en procédant à un nombre indéterminé d’arrestations et d’interpellations dont plusieurs centaines sont identifiées et documentées. Au total, Amnesty International dénombre également une trentaine d’incarcérations et une vingtaine de condamnations pénales – avec des peines de prison d’un à huit ans – infligées à des personnes accusées (à tort ou à raison) de trouble à l’ordre public ou d’activité subversive. S’ils sont exacts, ces éléments sont à prendre en considération.
Il est clair que le gouvernement chinois exerce une surveillance généralisée, traque les activités subversives et ne lésine pas sur les moyens pour y mettre fin. On peut toujours – surtout de loin – juger cette politique dictatoriale et condamner un régime que ses détracteurs qualifient de « totalitaire ». Mais il n’est pas sûr que les Chinois voient les choses de la même façon. Même s’ils souhaitent qu’elle s’adoucisse au fil du temps, ils jugent cette sévérité indispensable à la stabilité du pays et à la lutte contre l’ingérence étrangère. La répression exercée contre les organisations extrémistes du Xinjiang, par exemple, fait l’objet d’un large consensus, et les événements de Syrie – ou de Libye – ont conforté l’opinion chinoise dans son aversion pour cette idéologie mortifère et l’inquiétude des autorités face à cette menace stratégique.
Si l’on accrédite la relation des faits par l’ONG américaine – c’est mon postulat initial –, il est tout aussi clair que la répression, en République populaire de Chine, frappe un nombre extrêmement limité de personnes. Les trente incarcérations et les vingt condamnations qu’a connues la Chine en 2017 sont à comparer, par exemple, avec la répression qui frappe les Gilets Jaunes depuis novembre 2018. Avec 8 500 arrestations, 1 800 condamnations pénales, 200 incarcérations et 110 blessés graves dont 19 personnes énuclées, le bilan de la répression policière et judiciaire qui s’est abattue sur ce mouvement populaire est impressionnant.
La population chinoise représentant vingt fois celle de la France, il suffit d’appliquer ce ratio pour avoir une idée de ce que donnerait la répression d’un mouvement analogue en Chine : des dizaines de milliers d’arrestations, 36 000 condamnations pénales et 2 000 blessés graves. Avec les chiffres fournis par Amnesty International, on en est très loin !
La France se targue d’être une « démocratie » et fait la leçon aux Chinois, mais on y arrête des milliers de manifestants, on en mutile des dizaines et les tribunaux envoient en prison des centaines de personnes. Vingt condamnations transforment un pays d’un milliard 410 millions d’habitants en dictature totalitaire, 1 800 condamnations dans un pays de 67 millions d’habitants lui valent le titre de démocratie exemplaire. Comprenne qui pourra !