Dans un monde où le ressassement médiatique tient lieu de preuve irréfutable, certains mots sont des mots-valises, des signifiants interchangeables dont l’usage codifié à l’avance est propice à toutes les manipulations. De perpétuels glissements de sens autorisant le passage insidieux d’un terme à l’autre, rien ne s’oppose à l’inversion maligne par laquelle le bourreau se fait victime, la victime se fait bourreau, et l’antisionisme devient un antisémitisme, comme l’a affirmé Manuel Valls, premier chef de gouvernement français à avoir proféré une telle insulte. Au moment où « l’intifada des couteaux », en outre, est renvoyée par certains à la haine ancestrale pour les juifs, il n’est pas inutile de se demander pourquoi cette assimilation classique et néanmoins frauduleuse occupe une fonction essentielle dans le discours dominant.
Depuis soixante-dix ans, tout se passe comme si l’invisible remords de l’Holocauste garantissait à l’entreprise sioniste une impunité absolue. Avec la création de l’État hébreu, l’Europe se délivrait miraculeusement de ses démons séculaires. Elle s’octroyait un exutoire au sentiment de culpabilité qui la rongeait secrètement pour ses turpitudes antisémites. Portant sur ses épaules la responsabilité du massacre des juifs, elle cherchait le moyen de se débarrasser à tout prix de ce fardeau. L’aboutissement du projet sioniste lui offrit cette chance. En applaudissant à la création de l’État juif, l’Europe se lavait de ses fautes. Simultanément, elle offrait au sionisme l’opportunité d’achever la conquête de la Palestine.
Ce rachat par procuration de la conscience européenne, Israël s’y prêta doublement. Il reporta d’abord sa violence vengeresse sur un peuple innocent de ses souffrances, puis il offrit à l’Occident les avantages d’une alliance dont il fut payé en retour. L’un et l’autre liaient ainsi leur destin par un pacte néo-colonial. Le triomphe de l’État hébreu soulageait la conscience européenne, tout en lui procurant le spectacle narcissique d’une victoire sur les barbares. Unis pour le meilleur et pour le pire, ils s’accordaient mutuellement l’absolution sur le dos du monde arabe en lui transférant le poids des persécutions antisémites. En vertu d’une convention tacite, Israël pardonnait à l’Europe sa passivité face au génocide, et l’Europe lui laissait les mains libres en Palestine.
Son statut exceptionnel, Israël le doit à ce transfert de dette par lequel l’Occident s’est défaussé de ses responsabilités sur un tiers. Parce qu’il fut l’antidote au mal absolu, qu’il plongeait ses racines dans l’enfer des crimes nazis, Israël ne pouvait être que l’incarnation du bien. Mieux encore qu’une sacralité biblique aux références douteuses, c’est cette sacralité historique qui justifie l’immunité d’Israël dans la conscience européenne. En y adhérant implicitement, les puissances occidentales l’inscrivent dans l’ordre international. Le résultat est indéniable : avalisée par les maîtres du monde, la profession de foi sioniste devient loi d’airain planétaire.
L’invocation du sacré démonisant toujours son contraire, cette sacralité d’Israël ôte alors toute légitimité aux oppositions qu’il suscite. Toujours suspecte, la réprobation d’Israël frôle la profanation. Contester l’entreprise sioniste est le blasphème par excellence, car c’est porter atteinte à ce qui est inviolable pour la conscience européenne. C’est pourquoi le déni de légitimité morale opposé à l’antisionisme repose sur un postulat simplissime dont l’efficacité ne faiblit pas avec l’usage : l’antisionisme est un antisémitisme. Combattre Israël, ce serait, par essence, haïr les juifs, être animé du désir de rejouer la Shoah, rêver les yeux ouverts de réitérer l’Holocauste.
L’antisionisme a beau se définir comme un refus raisonné du sionisme, l’admettre comme tel serait encore faire un compromis avec l’inacceptable. Empreint d’une causalité diabolique, l’antisionisme est moralement disqualifié, mis hors jeu en vertu de l’anathème qui le frappe. On a beau rappeler que la Palestine n’est pas la propriété d’une ethnie ou d’une confession, que la résistance palestinienne n’a aucune connotation raciale, que le refus du sionisme est fondé sur le droit des peuples à l’autodétermination, ces arguments rationnels n’ont aucune chance d’être entendus. L’antisionisme s’inscrit depuis un siècle dans le champ politique, mais il se voit constamment opposer une forme d’irrationalité qui n’a décidément rien de politique.
L’assimilation frauduleuse de l’antisémitisme et de l’antisionisme, il est vrai, procure deux avantages symboliques. Le premier est à usage interne. Cette assimilation limite drastiquement la liberté d’expression, elle tétanise toute pensée non conforme en l’inhibant à la source. Elle génère une autocensure qui, sur fond de culpabilité inconsciente, impose par intimidation, ou suggère par prudence, un mutisme de bon aloi sur les exactions israéliennes. Mais cette assimilation mensongère est aussi à usage externe. Elle vise alors à disqualifier l’opposition politique et militaire à l’occupation sioniste. Cible privilégiée de cet amalgame, la résistance arabe se voit renvoyée à la haine supposée ancestrale qu’éprouveraient les musulmans pour les juifs.
Ce qui anime les combattants arabes relèverait d’une répulsion instinctive pour une race maudite, et non d’une aspiration légitime à la fin de l’occupation étrangère. La chaîne des assimilations abusives, en dernière instance, conduit à l’argument éculé qui constitue l’ultime ressort de la doxa : la « reductio ad hitlerum », la souillure morale par nazification symbolique, dernier degré d’une calomnie dont il reste toujours quelque chose. Terroriste parce qu’antisioniste, antisioniste parce qu’antisémite, la résistance arabe cumulerait donc les infamies. Les attaques au couteau ne seraient pas l’effet explosif d’une humiliation collective, dit-on, mais le fruit de la haine inextinguible pour les juifs. Seule force qui ne cède pas devant les exigences de l’occupant, la résistance, pour prix de son courage, subira alors le tir croisé des accusations occidentales et des brutalités sionistes. Et comme si la supériorité militaire de l’occupant ne suffisait pas, il faut encore qu’il se targue d’une supériorité morale dont ses crimes coloniaux, pourtant, attestent l’inanité.
Bruno Guigue est un haut fonctionnaire, essayiste et politologue français né à Toulouse en 1962. Ancien élève de l’École Normale Supérieure et de l’ENA. Professeur de philosophie et chargé de cours en relations internationales dans l’enseignement supérieur.