Le rattachement de la Crimée à la Russie a été proclamé il y a un an, le 16 mars 2014.
Khrouchtchev avait cédé la péninsule à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1954, dans le cadre du 300ème anniversaire de la réunification de la Russie et de l’Ukraine. À cette époque, ce rattachement n’avait entraîné que peu de conséquences au sein d’une URSS politiquement homogène. Néanmoins, Sébastopol avait conservé son statut d’autonomie et était donc demeurée juridiquement sous l’emprise russe.
Le problème de la Crimée s’est véritablement posé au moment de la chute de l’URSS. En 1992, alors que l’Ukraine indépendante affirmait sa pleine souveraineté sur la péninsule, celle-ci proclamait sa propre Constitution. Des négociations parlementaires aboutirent finalement à l’intégration de la Crimée à l’Ukraine tandis que la Russie maintenait son contrôle sur Sébastopol. En 1997, Moscou obtint un bail de vingt ans en vertu duquel la base navale de la marine russe demeurerait dans cette ville.
Si le cas de la Crimée est particulier, il ne doit pas faire occulter que c’est la pertinence même de l’existence de l’Ukraine en tant qu’État autonome et cohérent qui est aujourd’hui en jeu. Fondée sur la base de tribus slaves et scandinaves, la première forme d’organisation politique russe s’est constituée, dès le IXème siècle, en grande partie sur les territoires ukrainiens actuels. Unifiant les organisations distinctes qu’étaient alors l’État de Kiev et celui de Novgorod, la nouvelle entité a pris le nom de Rus’ de Kiev. Celle-ci prospérera politiquement entre le IXème et le XIème siècles, dirigée par une dynastie d’origine scandinave rapidement slavisée.
C’est également sur cette terre ukrainienne qu’est fondé le christianisme slave lors de la conversion du prince Vladimir de Kiev en 988. Berceau de la Russie, l’Ukraine a cependant connu sa propre histoire. Si l’ensemble de ce territoire subit l’invasion mongole au XIIIème siècle, les parties occidentales et orientales connaissent ensuite des destins distincts. L’Ukraine de l’Ouest connait une forte influence lituanienne et polonaise, puis est rattachée à l’empire austro-hongrois tandis que l’Ukraine de l’Est obtient une certaine autonomie avec l’instauration d’un État cosaque au XVIIème siècle, avant d’être rattachée à la Russie sous Catherine II au XVIIIème siècle. L’Ukraine occidentale ressort donc de cette histoire plus européanisée que sa voisine orientale.
D’un point de vue religieux, il en résulte une opposition entre d’une part l’Église gréco-catholique et l’Eglise orthodoxe du patriarcat de Kiev, d’autre part l’Église orthodoxe de Moscou. Samuel Huntington a parfaitement analysé cette situation et prédit la scission de l’Ukraine dans son essai Le Choc des civilisations, publié en 1996. Il écarte l’hypothèse d’une guerre de part et d’autre de la frontière russo-ukrainienne en pointant du doigt la véritable source de tensions : « la frontière civilisationnelle qui sépare l’Ukraine orthodoxe à l’est de l’Ukraine uniate à l’ouest » (l’Église uniate est le nom donné aux églises catholiques orientales). Le géopoliticien conclut sur ces mots : « Tandis que l’approche étatique évoque la possibilité d’une guerre russo-ukrainienne, l’approche civilisationnelle montre qu’elle est peu vraisemblable. Au lieu de cela, il est possible que l’Ukraine se divise en deux. »
La crise de 2013 a mis en exergue ce clivage, qui n’est bien sûr pas uniquement religieux mais également culturel, linguistique et politique. Alors que l’Ukraine s’apprêtait à signer un accord d’association avec l’Union européenne, les dirigeants ukrainiens ont rompu les négociations sous pression de Moscou. Ce projet de partenariat était en effet perçu comme une intrusion dans la sphère d’influence russe et comme une proposition venant concurrencer le projet d’espace de libre-échange eurasiatique mené par Vladimir Poutine. L’hétérogénéité civilisationnelle ukrainienne est alors apparue au grand jour, provoquant tensions, émeutes et violences sur le territoire ukrainien. Quant à la Crimée, outre le fait qu’elle constitue le cœur du camp oriental russophone, l’enjeu politique est de taille du fait de l’importance stratégique du port de Sébastopol.
C’est dans ce contexte que les habitants de Crimée se sont prononcés par référendum le 16 mars 2014 et ont approuvé à 96,77 % le rattachement de leur territoire à la Russie.