Le général Dominique Delawarde répond ici à une tribune de Jacques Myard, membre honoraire du Parlement, maire de Maisons-Laffitte, président du Cercle Nation et République, et président de l’Académie du Gaullisme, qui plaide certes pour une politique indépendante de la France, pas systématiquement alignée sur les intérêts des États-Unis, mais font montre d’une analyse de la situation en Ukraine quelque peu bancale :
Les Américains se rendent désormais compte que l’Ukraine n’est plus dans une situation de résistance, elle peut gagner non la guerre dans sa totalité mais tenir militairement à distance la Russie, la faire reculer !
Le général dorénavant éternellement lié à Claude Posternak remet les pendules à l’heure.
Si une bonne partie de votre analyse sur les risques de dérapage du conflit ukrainien me semble juste, je reviens sur la phrase : « Les renseignements fournis par les Américains ont été décisifs pour contrer l’avancée russe dont l’armée s’est révélée incapable de s’adapter, en raison de concepts militaires d’un autre âge. »
Ancien chef « situation-renseignement-guerre électronique » de l’état-major interarmées de planification opérationnelle, je ne partage pas du tout cette partie d’analyse qui repose sur une « appréciation de situation » inexacte qui est, en fait, la conclusion d’une prise de position atlantiste biaisée, visant à faire croire aux ukrainiens que la Russie est faible, pour pousser l’Ukraine à résister jusqu’au bout et lui laisser envisager, avec l’aide occidentale, une victoire. Voici mon argumentation :
Jusqu’à preuve du contraire, la Russie n’a pas déclaré de mobilisation partielle et encore moins générale de ses forces pour mener cette « opération spéciale ». Dans le cadre de l’Opération Z, elle n’a utilisé, jusqu’à présent, que 12 % de ses soldats (des professionnels ou des volontaires), 10 % de ses avions de chasse, 7 % de ses chars, 5 % de ses missiles et 4 % de son artillerie. Chacun observera que le comportement des élites dirigeantes occidentales est, jusqu’à ce jour, beaucoup plus fébrile et hystérique, que le comportement de la gouvernance russe, plus calme, plus placide, plus déterminée, plus sûre et maîtresse d’elle même, de son action et de son discours. Ce sont des faits.
La Russie n’a donc pas fait jouer ses immenses réserves (réserves qui n’existent quasiment plus en UE). Elle dispose de beaucoup plus d’une semaine de munitions ainsi qu’elle le démontre chaque jour sur le terrain. Nous n’avons pas cette chance à l’Ouest, où la pénurie de munitions, l’obsolescence des matériels majeurs, leur maintenance insuffisante, leur faible DTO (Disponibilité opérationnelle technique), l’absence de réserve, le manque d’entraînement des personnels, le caractère échantillonnaire des matériels modernes et bien d’autres éléments ne nous permettent pas d’envisager sérieusement, aujourd’hui, une victoire militaire de l’OTAN face à la Russie. C’est bien la raison pour laquelle nous nous contentons d’une guerre « économique » en espérant affaiblir l’ours russe.
Venons-en à la qualité du leadership militaire de la partie russe et comparons-la à celle de la « coalition occidentale ».
Le 24 février, les Russes se sont lancés, dans l’urgence, dans une « opération spéciale » préemptive, précédant de quelques jours un assaut des forces de Kiev contre le Donbass.
Cette opération était spéciale parce que l’essentiel des opérations au sol allaient se dérouler dans un pays frère et dans des zones dans lesquelles une partie importante de la population n’était pas hostile à la Russie (le Donbass). Il ne s’agissait donc pas d’une opération classique de haute intensité face à un ennemi irréductible, il s’agissait d’une opération dans laquelle la technique du rouleau compresseur russe, écrasant les forces, les infrastructures et les populations adverses par l’artillerie (comme en Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale) était impossible à envisager. Cette opération était spéciale parce qu’il s’agissait davantage, dans le Donbass, d’une opération de libération d’une population amie, otage des bataillons de représailles ukronazis, et martyrisée depuis 8 ans, opération dans laquelle les populations et l’infrastructure civiles devaient être épargnées autant qu’il était possible.
Cette opération était donc réellement spéciale et particulièrement difficile à conduire avec en permanence à l’esprit les exigences contradictoires d’obtenir la victoire en avançant et en occupant le terrain, tout en ménageant la population et l’infrastructure civile et la vie de ses propres soldats.
En outre, cette opération a été menée, jusqu’à présent, en infériorité numérique (près de un contre deux), alors que le rapport de force au sol requis en offensive est de 3 contre 1, et même de 5 contre 1 en zone urbanisée. Les forces kiéviennes ont d’ailleurs parfaitement compris l’intérêt de se retrancher dans les villes et de se servir des populations civiles russophones et russophiles comme bouclier humain…
J’observe que, sur le terrain, les forces russes continuent d’avancer, jour après jour, lentement mais sûrement face à une armée ukrainienne qui a réalisé sa mobilisation générale, qui est aidée par l’Occident, et qui est sensée se battre pour sa terre…
Mettre en cause la qualité du leadership russe, engagé dans une opération militaire très complexe, menée en infériorité numérique, dans laquelle tout doit être fait pour éviter les dégâts collatéraux excessifs, me paraît être une énorme erreur d’appréciation. On prête aussi trop souvent aux russes, en Occident, des intentions ou buts de guerre qu’ils n’ont jamais eu, juste pour pouvoir dire que ces objectifs n’ont pas été atteints.
Il est vrai que l’OTAN ne s’est jamais embarrassée de scrupules pour écraser sous les bombes les populations civiles des pays qu’elle agressait (souvent sous des prétextes mensongers), pour contraindre ces pays à demander grâce (Serbie, Irak, Afghanistan, Libye, etc.). Plus d’un million de bombes otaniennes ont été larguées depuis 1990 sur la planète entraînant la mort directe ou indirecte de plusieurs millions d’individus dans l’indifférence la plus totale des opinions publiques occidentales.
Avant d’en arriver à l’examen du leadership occidental, pour comparaison avec le leadership russe, notons que l’OTAN a mis 78 jours de bombardement et 38 000 sorties aériennes pour contraindre la petite Serbie à demander l’armistice. Rappelons que la Serbie est 8 fois plus petite que l’Ukraine et 6 fois moins peuplée, et qu’elle était agressée par l’OTAN, sans mandat de l’ONU, dans un rapport de force de plus de dix contre un. Quelqu’un en Occident s’est-il interrogé alors sur la qualité du leadership de l’OTAN qui a mis 78 jours à vaincre son adversaire serbe avec un tel rapport de force ? Quelqu’un s’est-il interrogé sur la légalité de cette action lancée sous un prétexte mensonger (faux massacre de Racak) et sans mandat de l’ONU ?
Je connais bien, pour l’avoir mesuré moi même aux USA pendant plusieurs années, la qualité du leadership US, qui est aussi celui de l’OTAN et qui, disons-le tout net, n’est pas bonne, à quelques exceptions près. Pour tenter d’évaluer la qualité de leur leadership et les chances de victoire dans un éventuel conflit, les USA utilisent deux méthodes :
1 – Pour la guerre de haute intensité, les évaluations se déroulent dans un grand camp militaire situé dans le Nevada : Fort Irwin.
Toutes les brigades mécanisées ou blindées de l’armée de terre US effectuent des séjours d’entraînement et de contrôle dans ce camp, à intervalles réguliers. J’ai eu le privilège d’assister à nombre d’entre eux. Après trois semaines d’entraînement intensif dans ce camp, avec tous les matériels majeurs, il y a un exercice en vraie grandeur pour conclure la période, avant que la brigade ne rejoigne sa ville de garnison. La brigade est opposée à un petit régiment équipé de matériels russes et appliquant la doctrine militaire russe. On l’appelle l’OPFOR (Opposing Force).
Statistiquement, selon l’aveu même du général commandant le camp et directeur de ces exercices militaires de haute intensité, la brigade US perd la partie 4 fois sur 5 contre l’OPFOR russe. Rares sont donc les commandants de brigades américains qui peuvent se vanter de l’avoir emporté sur « l’OPFOR russe » à Fort Irwin.
Interrogé sur cette étrangeté, le commandant du camp nous déclarait toujours : « Ce n’est pas grave, le commandant de brigade apprend de ses erreurs et ne les renouvellera pas en situation réelle. » On peut toujours rêver…
De mon point de vue d’observateur extérieur, les échecs des commandants de brigade US étaient tout simplement liés à leur formation qui consiste à suivre des schémas et des règlements à la lettre sans jamais en déroger, même si la situation se prête à la prise d’initiatives et/ou à des actions d’opportunité, en marge des règlements. Le « principe de précaution » ou « Zero defect philosophy » paralyse les leaders, retarde les prises de décision, coupe l’élan, et conduit très souvent à la catastrophe dans le combat de haute intensité.
À Fort Irwin, cette catastrophe est observée dans 80 % des cas au détriment des brigades US. C’est un fait.
2 – Pour entrainer les états-majors, et tenter d’évaluer les chances de succès dans un éventuel conflit, des exercices d’état-major de haut niveau (wargames) sont organisés chaque année. Ces wargames se veulent aussi, en fait, des répétitions d’actions militaires qui sont envisagées. Il y a, en bout de chaîne, des unités des trois armées pour matérialiser les décisions prises par les états-majors US.
Il faut savoir que tous les wargames envisagés contre la Chine ont été perdus par le camp US, ce qui explique peut être la prudence des USA dans leurs relations avec la Chine.
J’ai moi même participé au printemps 1998 à l’un de ces wargames qui n’était autre que la répétition, avant l’heure, de la guerre d’Irak de 2003.
Il faut aussi souligner que des wargames contre l’Iran ont été perdus par la partie US et notamment, en 2002, le wargame Millenium Challenge. Cette année-là, le général du Marine Corps Van Riper qui commandait l’OPFOR iranien a coulé l’ensemble d’un groupe porte avions US (19 navires) et 20 000 hommes en quelques heures, avant que le leadership US ne s’aperçoive de ce qui lui arrivait.
Je n’évoquerai pas ici les wargames contre les forces russes parce que je n’en connais pas les résultats.
Si l’on rajoute à tout ce qui précède toutes les guerres perdues par les USA depuis la guerre du Vietnam jusqu’au piteux retrait d’Afghanistan d’octobre 2021, on ne peut être que très dubitatif sur la qualité du leadership US, donc Otanien.
En conclusion, je dirai qu’il faut être prudent avant d’évoquer les insuffisances du leadership russe. Peut être conviendrait-il d’ôter la poutre qui obstrue les yeux du leadership occidental avant d’évoquer la paille que l’on peut trouver dans l’œil du leadership russe. Si le leadership russe a, aux yeux de certains, sous-estimé la capacité de résistance de l’armée ukrainienne, le leadership occidental a sous estimé la capacité de résistance russe aux sanctions économiques occidentales et sa capacité à imaginer des contre-sanctions très efficaces qui vont mettre à mal les économies de l’UE et les affaiblir toujours plus vis-à-vis des USA et dans leur compétition avec la Chine.
Le leadership occidental a également sous-estimé les soutiens sur lesquels pouvait compter la Russie dans la guerre économique qui lui est faite (soutien de l’OCS, des BRICS, de très nombreux pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine et même des pays du Golfe, producteurs de gaz et de pétrole). Tous ces pays qui refusent de sanctionner la Russie sont souvent des pays exaspérés par l’hégémonisme du monde unipolaire occidental et par les sanctions qui leur sont unilatéralement appliquées au moindre écart de conduite par rapport aux règles fixées par les USA pour servir leurs intérêts.
Sur le plan militaire et dans la perspective d’une guerre nucléaire, les Occidentaux gagneraient enfin à ne pas sous-estimer les performances des vecteurs et des technologies russes.
Il faut être prudent avant de prendre pour argent comptant et de relayer les déclarations péremptoires et les analyses des services de renseignement occidentaux et garder à l’esprit la superbe déclaration de Mike Pompéo, ex-secrétaire d’État américain :
J’ai été directeur de la CIA et nous avons menti, triché, volé. C’était comme si nous avions eu des stages entiers de formation pour apprendre à le faire.
Pour ma part, je préfère partager/relayer le bel article du général Jacques Guillemain sur la crise ukrainienne qui me paraît rappeler quelques vérités toujours bonnes à entendre.