Dans les temps troublés, quand plus personne ne sait ce qu’il se passe et que les meutes d’indignés et de pseudo-experts submergent l’espace public de pathos et de théories oiseuses, il convient de revenir aux fondamentaux. En l’occurrence, à Montesquieu. Qui a dit deux choses importantes. La première est qu’en matière de guerre il ne faut pas confondre les causes apparentes avec les causes profondes, et la seconde qu’il ne faut pas confondre ceux qui l’ont déclenchée avec ceux qui l’ont rendue inévitable.
Pour la grande majorité du public et des médias intoxiqués par des décennies de propagande antirusse et pour les experts de plateau qui ont oublié toute culture stratégique, la cause de cette guerre est entendue : Poutine est fou. C’est un grand malade, un paranoïaque isolé dans son Kremlin, un criminel de guerre, un satrape vendu aux oligarques, un mégalomane cynique qui rêve de rétablir l’empire des tsars, une réincarnation d’Ivan le Terrible, un dictateur déséquilibré et capricieux qui a attaqué sans raison une nation innocente dirigée par un président démocrate et courageux soutenu par de vertueux Européens. Le cadre ainsi posé – les Grands Méchants d’un côté, les Gentils de l’autre – le narratif de la guerre peut se déployer : les Russes ont bombardé Babi Yar et une centrale nucléaire, ils massacrent les civils, un génocide est en cours tandis que les Ukrainiens résistent héroïquement.
Voilà ce qu’on resasse dans les médias depuis quinze jours. Il est en effet possible que Poutine soit fou et que le poutinisme soit la cause de la guerre. Mais ce n’est pas sûr. Il se pourrait que, au contraire, Poutine soit très rationnel, ou en tout cas aussi rationnel que ceux qui ont attaqué, affamé et dévasté le Vietnam, Grenade, Panama, l’Irak (deux fois), la Serbie (deux fois), la Syrie, l’Afghanistan, le Soudan, la Libye, le Yémen (entre autres) ces dernières décennies au prix de centaines de milliers de morts. Il se pourrait par exemple que Poutine soit intervenu en Ukraine parce que, constatant que l’Occident avait refermé toutes les options diplomatiques (mise en œuvre des accords de Minsk, non-adhésion de l’Ukraine à l’OTAN), il n’avait pas d’autre choix s’il voulait éviter que la Russie soit démembrée et transformée en colonie américaine.
Sans remonter à l’Ukraine « berceau historique et religieux » de la Russie, on peut faire dater la cause profonde de cette guerre à 1997 quand Zbigniew Brezinski, le plus influent conseiller des présidents américains pendant trente ans, a publié son livre Le Grand Échiquier, dans lequel il expliquait que le but stratégique des États-Unis consistait à s’emparer de l’Ukraine et démembrer la Russie pour briser sa puissance en Europe et l’empêcher de se joindre à l’Allemagne. 1997 étant par ailleurs l’année où la première phase de ce programme s’est mise en place avec l’entrée dans l’OTAN de la Pologne, de la Tchéquie et de la Hongrie…
Depuis lors, les événements se sont enchaînés. En 1999, la Serbie est bombardée par l’OTAN en violant le droit international. En 2004 a lieu la deuxième vague d’extension de l’OTAN à l’Est, qui coïncide avec les révolutions de couleur destinées à isoler la Russie de ses proches voisins (Géorgie 2003, Ukraine 2004, Kirghizstan 2005). En 2008 à Bucarest, l’OTAN invite l’Ukraine et la Géorgie à la rejoindre avant de donner son feu vert à Saakachvili pour attaquer l’Ossétie du Sud dans la nuit du 8 août. En 2014, la révolte de Maidan est transformée en putsch avec l’aide de milices néonazies qui tirent sur des policiers et font accuser le gouvernement légitime avant de le renverser avec le soutien de la Secrétaire d’État américaine adjointe Victoria « Fuck the EU » Nuland, qui installe un nouveau régime à la solde des États-Unis avec Arseni Iatseniouk puis Petro Poroshenko.
Le lendemain du coup d’État, la langue russe est interdite et l’ukrainien devient langue obligatoire dans les administrations, les magasins, etc. Ce qui provoque l’annexion de la Crimée et le soulèvement du Donbass. Depuis lors, l’armée et les bataillons d’extrême droite qui ont gangrené l’administration ukrainienne à tous les niveaux assiègent le Donbass au prix de milliers de morts essentiellement russophones (14 000 morts au total).
Depuis 2015, l’essentiel de l’armée ukrainienne et des bataillons néonazis Azov, Aidar et Pravy Sektor sont massés dans le Donbass, faisant craindre un assaut en règle à tout moment, ainsi que dans les villes stratégiques d’Odessa, Marioupol et Kharkiv (d’où la résistance de ces villes face à l’armée russe, les bataillons néonazis refusant de relâcher les civils et s’en servant comme boucliers humains). Cette stratégie du cheval de Troie ukrainien a été officiellement confirmée en 2019 avec le rapport de la Rand Corporation (une émanation du Pentagone) qui a, trente ans après la fin de la guerre froide, à nouveau désigné la Russie comme l’ennemi stratégique principal des États-Unis et évalué le coût/bénéfice des différentes options américaines à ce sujet.
En 2020, l’escalade des tensions est freinée par le covid et la campagne électorale américaine. Puis les événements s’emballent en 2021 avec l’entrée en fonction de Joe Biden, qui a joué un rôle essentiel avec John McCain dans le putsch de Maidan, et dont le fils Hunter a faite de juteuses affaires à Kiev pendant l’ère Poroshenko. Une spirale infernale s’amorce :
• 17 mars 2021 : Biden traite le président Poutine de tueur
• 18/19 mars 2021 : Blinken et Sullivan essaient de dissuader les Chinois de s’allier avec la Russie
• 24 mars 2021 : Zelensky affirme qu’il va reprendre la Crimée et le Donbass
• 25 mars : la Russie commence à rassembler des troupes près de la frontière ukrainienne
• 13 avril : Biden rappelle ses navires de guerre en mer Noire et appelle Poutine pour proposer un sommet à Genève
• 16 juin : sommet Biden-Poutine à Genève, sans résultat
• 15 décembre : Poutine et Xi Jinping affirment que leur alliance va au-delà d’une alliance. Le même jour, la Russie propose deux traités de paix aux États-Unis et exige une réponse écrite (pour éviter de tomber dans le piège des engagements oraux donnés à Gorbatchev en 1991). Des drones ukrainiens sont tirés sur les populations civiles du Donbass et près de la Crimée. Les Russes massent leurs troupes.
• 4 février : Poutine et Xi Jinping affirment que leur amitié n’a pas de limites et qu’il n’y a aucune zone de coopération interdite entre la Chine et la Russie.
• 7-12 février : les médiations française et allemande échouent, car ni Macron ni Scholz ne veulent/ne peuvent convaincre Zelenski d’appliquer les accords de Minsk, dernière chance pour la paix.
• 24 février : les Russes lancent leurs opérations militaires en Ukraine pour « dénazifier, démilitariser et neutraliser » le pays.
Mais la protection du Donbass et la neutralisation de l’Ukraine ne sont que les plus visibles des causes du conflit. La seconde série de causes, et qui est de loin la plus importante, tient à l’équilibre des forces stratégiques et à la doctrine de la destruction mutuelle assurée en cas d’attaque nucléaire. Cet équilibre de la terreur se serait trouvé de facto biaisé en faveur de l’Occident en cas de militarisation ou d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. En effet, une fois l’Ukraine tombée dans l’orbite militaire occidentale, l’OTAN y aurait installé ses armes nucléaires comme en Pologne et en Roumanie, plaçant Moscou à cinq minutes de la destruction totale et en l’empêchant du même coup de riposter par un feu nucléaire équivalent et susceptible d’anéantir en retour l’Europe et les États-Unis.
Ce scénario aurait ruiné l’indépendance et la souveraineté de la Russie. Tout comme l’installation de fusées nucléaires russes à Cuba ou au Mexique réduirait à néant la capacité des États-Unis à se défendre et les obligerait à se soumettre à la volonté de Moscou. La Russie ne bénéficiant pas d’un système d’alerte avancé comme les États-Unis, elle est en effet particulièrement exposée. Et elle se sent d’autant plus menacée que les États-Unis ont unilatéralement dénoncé des traités nucléaires INF (2019) et Open Sky (2020) qui garantissaient une certaine sécurité et maintenaient un dialogue stratégique. Dans ces conditions, l’établissement d’une zone tampon entre la Russie et les missiles nucléaires américains en Europe – soit l’Ukraine et la Géorgie en l’occurrence – devenait une question existentielle pour les Russes.
Cette cause, qui n’est jamais expliquée dans les médias et par les politiques occidentaux parce qu’elle mettrait en lumière leur agressivité et leur volonté d’hégémonie, a été le facteur déclenchant de la guerre. Elle explique aussi pourquoi des puissances telles que la Chine, l’Inde et même le Pakistan restent neutres, voire favorables à Moscou. Pour la Chine, l’enjeu est très clair. Si l’Ukraine tombe en mains occidentales et que la Russie est affaiblie, voire perd cette guerre, la Chine sait qu’elle n’a aucune illusion à se faire : elle sera la prochaine sur la liste. Et sans allié russe, Pékin serait en très mauvaise posture car il se trouverait encerclé de tous côtés. On comprend aussi mieux pourquoi Taïwan est d’une importance si vitale pour la Chine…
Quant à l’Inde, avec son milliard et demi d’habitants et qui ne dispose même pas d’un siège permanent au Conseil de sécurité alors que la France et la Grande-Bretagne en ont deux avec dix fois moins de citoyens, elle ne peut se résoudre à se laisser marginaliser par une victoire totale de l’Occident. Le non-alignement est une affaire d’honneur et de survie géopolitique pour elle.
Vue sous cet angle, la bataille pour l’Ukraine prend une autre dimension. Il ne s’agit rien moins que d’une guerre pour la suprématie mondiale, les uns cherchant à restaurer leur hégémonie complète tout en vassalisant l’Europe, tandis que les autres luttent pour un monde multipolaire. Une nouvelle version de la lutte pluriséculaire du monde des Blancs contre la coalition des Noirs, des Colorés et des Jaunes. Voilà qui expliquerait pourquoi les 40 pays asiatiques, africains et latino-américains qui ont soutenu ou se sont abstenus de sanctionner la Russie lors du vote des Nations unies, et qui représentent 4,5 milliards d’êtres humains, regardent le spectacle de loin et avec le secret espoir que la Russie gagne son bras de fer. Ils connaissent le goût des bombes, des assassinats et des dictatures imposés de l’extérieur. Ils ont appris à connaitre la rapacité, la cupidité et le cynisme d’un Occident qui les opprime depuis des siècles au nom de la civilisation, de la démocratie et des droits de l’homme, mais qui fait tout le contraire quand ses intérêts sont en jeu.
Ils savent que ce qui les attend, c’est un siècle de néocolonialisme sous prétexte de lutte pour la liberté. Ils ont vu comment l’Europe, qui se gargarise d’humanisme, a accueilli à bras ouverts les Ukrainiens « blancs, chrétiens et vêtus des mêmes habits que nous » en leur offrant des billets de train gratuits, et fermé ses portes aux étudiants nigérians, indiens, pakistanais, chinois, afghans, syriens qui cherchaient à fuir les combats (voir à ce sujet la tribune du philosophe slovène Slavoj Zizek, l’Ukraine et la Troisième Guerre mondiale, L’Obs, 1er mars 2022). Ils ont vu se noyer les Africains en Méditerranée alors qu’on se barricadait contre eux. Ils ont vu comment les Européens, qui leur donnaient des leçons de pacifisme et d’écologie, n’hésitaient pas à trahir leurs engagements pour réarmer l’Allemagne à coups de dizaines de milliards d’euros, livrer des tonnes d’armes à l’Ukraine et acheter du gaz de schiste et du pétrole de fracking américain alors qu’ils les vilipendaient quelques mois plus tôt. Ils regardent avec attention les nouveaux Gauleiter de la pureté culturelle et de la morale inclusive européenne bannir les musiciens, écrivains et interprètes, les Tchaikovsky, Dostoievsky, Valery Gergiev, Anna Netrebko des universités et des salles de concerts, voire les handicapés des Jeux paralympiques et les chats des concours de beauté internationaux !
Tel est le prix de la guerre. Elle ruine les vaincus mais aussi l’âme des vainqueurs, si tant est qu’ils vainquent et qu’ils en aient encore une…