C’est une petite info foot qui n’a pas fait de bruit, parce qu’elle ne concerne pas les transferts des stars ou les blessures des joueurs. Les dirigeants du club phare britannique de Manchester United planchent sur l’augmentation de la capacité d’Old Trafford de 75 à 88 000 places. Jusque-là, rien d’anormal.
Le nombre d’abonnés est tel que les places sont toutes vendues à l’année, il est quasiment impossible pour un étranger d’assister à un match des Red devils (Diables rouges) à moins de passer par un tour opérateur qui vend un pack « voyage hôtel stade » à des prix terrifiants. Les grandes entreprises y invitent leurs cadres sup ou leurs clients de marque(s), afin de les cajoler, de les fidéliser, et de leur faire relâcher la pression. C’est de bonne guerre.
Au fait, quel intérêt pour E&R ce genre de brève ? On va y venir. Dès qu’on parle de foot, automatiquement, il y a un commentaire sur « l’opium du peuple », et c’est encore plus vrai avec les Britanniques. Là-bas, de l’autre côté de la Manche, le foot est presque une religion. On y va le dimanche, comme à la messe, on y communie avec les autres croyants, on y célèbre victoires et défaites, on s’y noie dans les fish and chips et la bière, brune ou blonde, chaude ou fraîche. On y chante, on y déploie des banderoles, c’est la liturgie du XXe siècle. Les Anglais ont inventé le foot, ils n’y raflent plus de titres majeurs – à part ceux de la Cup et de la Premier League – mais c’est pas grave, l’essentiel est de participer.
Et à Manchester, comme à Liverpool (ce vieux port enrichi dans le commerce des esclave), la désindustrialisation a été rude. Des dizaines de milliers d’ouvriers des chantiers navals ou des mines de la région ont été brutalement jetés sur le carreau par la concurrence mondiale et par le libéralisme thatchérien. On sait tous cela. Certaines de ces régions ou grandes villes se sont remises, d’autres non, ou moins bien. L’économie 2.0 n’a pas comblé tous les emplois industriels perdus. Les luttes syndicales ont été sauvages en Angleterre, le pouvoir libéral a poussé les mineurs dans leurs retranchements, parfois dans la mort. Ces mineurs dont les descendants remplissent aujourd’hui les gradins d’Old Trafford. Il semble que le conflit de classes britannique se soit éteint, ou soit en sommeil.
Le dernier match de Sir Alex Ferguson à Manchester :
Le football a pris logiquement la fonction de soupape sociale, et la puissance de la Premier League montre l’importance de cette dérivation de la colère sociale. Les dirigeants réels de l’Angleterre sont bien contents de voir le peuple gueuler dans des stades pleins à craquer plutôt que dans des manifs qui réclament la tête des mêmes dirigeants pour avoir trompé le peuple. Cette ingénierie qui consiste à détourner horizontalement la contestation verticale est connue de tous. L’ennemi n’est plus l’entité libérale, c’est-à-dire le grand patronat, les grands possédants, les médias aux ordres et le système politique en trompe-l’œil démocratique, mais l’adversaire du jour, ou de la semaine, l’équipe à battre. La dominance échappe à la colère des supporters qui se reporte vers les joueurs adverses, qu’on insulte à foison.
Le retour prévisible de la lutte des classes dans les stades
C’est vieux comme le monde, ça s’appelle « du pain des jeux », panem et circenses, et les Romains avaient déjà compris le stratagème il y a 2 000 ans. Cependant, et c’est l’évolution récente de ce sport, le libéralisme a lui aussi fait son entrée dans le monde du foot, depuis la fin des années 90, celles de la déréglementation du statut des joueurs et des clubs. Là-dessus est arrivé le système de libre-échange, puis celui de joueurs par actions et actionnaires cher à Pini Zahavi, et 20 ans plus tard, le foot est devenu une bourse où les joueurs sont de simples titres. Leur cote augmente ou baisse selon le dernier match, selon le désir des clubs de les acquérir ou de s’en débarrasser. Le marché est revenu en force dans le foot qui était un exutoire au marché. Logiquement, le social devrait donc faire lui aussi son retour dans le foot, alors que ce dernier en était l’échappatoire.
Cependant, et c’est là où le marché est vicieux, tout est fait pour éjecter le prolo britannique des stades : hausse des tarifs des abonnements, contrôle policier des tribunes populaires, diffusion de musique avec speaker à la place des slogans de supporters (qui avaient toujours un fond politique), l’étau se resserre sur la cototte-minute. Dans la vidéo qui suit, en anglais non sous-titré, les fans à l’ancienne se désolent de cette évolution, ou de ce progrès qui n’en est pas un pour ceux d’en bas :
Le marché avec son corrolaire le contrôle social est venu mettre sa sale patte sur un des derniers espaces de liberté ou de relâchement du prolo britannique, le stade (il reste encore le pub). Le PSG a suivi la même pente oligarchique, et les supporters des tribunes populaires sont partis. Les tribunes se sont gentrifiées. Le marché veut tout, mais il ne peut pas repousser ou contrôler éternellement la violence sociale qu’il produit en privilégiant le profit à la paix sociale. La colère, qui avait été habilement déviée horizontalement de son origine verticale, pourrait bien remonter de ceux qui la subissent vers ceux qui la produisent.