L’historien et démographe ne s’était pas exprimé en France depuis la polémique suscitée par son livre, Qui est Charlie ?, paru au printemps 2015. Crise des réfugiés, attentats du 13 novembre, jeunesse économiquement sinistrée, autant de sujets qu’il aborde en exclusivité dans un grand entretien paru dans L’Obs du 24 mars 2016. Morceaux choisis.
L’OBS. Nous sommes en présence de la vague de réfugiés la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale. Face à cela, les derniers grands piliers qui soutiennent encore une construction européenne déjà très malmenée par la crise des dettes souveraines semblent en passe de céder. Quel regard portez-vous sur ces événements ?
Emmanuel Todd. Il faut d’abord souligner que, pour la France, la crise des réfugiés est un phénomène idéologique sans substance : tout simplement parce que les réfugiés ne veulent pas venir chez nous. C’est d’ailleurs extrêmement vexant pour notre pays, parce que la capacité à attirer des immigrés est un signe de dynamisme. Cela a d’abord un rapport avec le fait que la France est dans une situation démographique satisfaisante, que le taux de fécondité est de deux enfants par femme, mais surtout avec le fait qu’il y a beaucoup de jeunes au chômage chez nous.
Tout autre est la situation de l’Allemagne, un pays qui se bat contre le vieillissement démographique, et qui est en recherche permanente de main-d’œuvre. L’Allemagne et le Japon, deux pays sur lesquels j’ai beaucoup travaillé, ont actuellement les deux populations les plus âgées du monde, puisque l’âge médian y est respectivement de 46,2 ans et de 46,5 ans, alors qu’il est de 38 ans aux Etats-Unis, de 40 ans au Royaume-Uni et de 41,2 ans en France.
La différence entre l’Allemagne et le Japon, c’est que ce dernier se refuse à utiliser une immigration massive et qu’il s’est résigné à gérer le déclin de sa puissance. L’Allemagne, elle, est un pays totalement paradoxal puisque, quoique étant l’un des deux plus vieux du monde, elle n’a nullement renoncé à la puissance économique.
Concernant les réfugiés, vous considérez donc que l’Allemagne fait preuve de réalisme économique face à sa faiblesse démographique, et non, comme on veut souvent le considérer dans les cercles médiatiques français, que la chancelière Merkel fait preuve d’un sens des responsabilités remarquable…
La politique migratoire d’Angela Merkel est dans la continuité exacte de ce qui s’est fait en Allemagne depuis les années 1960. Avant tout, il faut comprendre que l’obsession des classes dirigeantes allemandes, c’est le renouvellement de la force de travail. Je me souviens d’une couverture extraordinaire du Spiegel. Au moment même où le monde entier accusait l’Allemagne de détruire les économies grecque, italienne, espagnole et portugaise par des politiques d’austérité et de contraction budgétaire drastiques, on vit paraître cette une qui présentait l’Allemagne comme le nouveau paradis pour la jeunesse du Sud, avec les visages heureux de jeunes Méditerranéens qualifiés, compétents, appelés à participer au bon fonctionnement de l’économie allemande.
Les Français sont aveugles sur ces choses-là, car sur ce sujet aussi, la France vit dans une idée fausse d’elle-même. Nous pensons que c’est nous, le grand pays ouvert d’immigration. Alors que ça n’a été vrai que très ponctuellement dans le passé. En fait, tout au long de son histoire la plus ancienne, c’est l’Allemagne qui a eu un rapport extrêmement créatif à l’immigration. La Prusse, par exemple, est un pays qui a été inventé, en partie créé par l’apport de populations étrangères, y compris de huguenots français. Et dans toutes les années d’après-guerre, il y a eu en Allemagne une importante immigration yougoslave, et turque, puis issue de tous les pays de l’Est.
Le grand pays d’immigration, depuis la guerre, en Europe, c’est l’Allemagne. Je sais que certains en France aiment penser qu’en s’ouvrant aujourd’hui aux immigrés du Proche et du Moyen-Orient l’Allemagne essaie encore de racheter ses fautes passées, d’apparaître comme le génie du bien… Pure naïveté. Les Allemands ne sont plus du tout dans cet état d’esprit et ne pensent plus qu’ils ont des fautes à expier.
Aujourd’hui pourtant, même en Allemagne, on cherche à stopper ces transferts massifs de population, ne parlons même pas des murs et des barbelés qui se dressent partout à l’est. Finalement, la politique prudente de la France dans cette affaire est-elle aussi critiquable que certains ont pu le dire ?
Fondamentalement, ce que fait le gouvernement français n’a plus la moindre importance, et du reste les Allemands n’en tiennent aucun compte. Être lucide, de nos jours, c’est voir que la France n’est pas un pays où se fait l’histoire. Je repense à ce concept utilisé par Friedrich Engels à l’époque des révolutions de 1848, par lequel il définissait les Tchèques comme un « peuple non historique », par opposition aux Hongrois ou aux Polonais qui se soulevaient, qui faisaient l’histoire.
Actuellement, les Français sont un peuple « non historique ». Il y a vraiment un changement de cycle. L’élection présidentielle française n’aura pas le moindre impact, tandis qu’avec la montée en puissance de Trump et même de Sanders aux États-Unis, avec le retour efficace de la Russie au Moyen-Orient, et, bien sûr, avec les choix de l’Allemagne, on a affaire à des tournants possibles de l’histoire mondiale. Cela étant posé, oui, je dois dire que Manuel Valls a eu un certain courage de déclarer à Munich ce qu’il pensait de cette question. À ce moment-là, j’ai même eu un petit mouvement, je me suis dit que, peut-être, il valait quand même mieux que François Hollande.(Rires.)
Reste qu’une dure réalité va s’imposer aux Allemands : assimiler des gens d’Europe de l’Est, c’était facile, car il n’y a jamais eu aucune homogénéité ethnique en Allemagne, pays dont une bonne partie de la population a toujours consisté en Slaves germanisés. Mais, désormais, il s’agit de tout autre chose, d’une autre espèce d’immigration. Avec les Turcs, la machine avait déjà commencé à caler. Pas tellement parce qu’ils sont musulmans, contrairement à ce que beaucoup aiment à agiter en France. Mais parce que leurs structures familiales sont patrilinéaires, c’est-à-dire très favorables aux hommes, et, plus important encore, endogames.
C’est ça le marqueur important, la grande différence entre les Européens et les habitants du sud et de l’est de la Méditerranée : une tradition du mariage entre cousins qui, chez ces derniers, fait que le système familial tend à se refermer sur lui-même. La question n’est donc pas de savoir s’ils sont musulmans ou non, c’est de savoir à quel point leur système familial s’éloigne de nos cultures exogames dans lesquelles le taux de mariage entre cousins germains est toujours inférieur à 1%.