L’Euro est au cœur des transformations politiques que connaît la société française. Il en est ainsi car l’Euro n’est pas simplement un instrument financier, une monnaie. Il est aussi, et peut-être même surtout, un instrument pour discipliner les peuples, et les contraindre à accepter les règles de la financiarisation et du capital. Mais, pour qu’il en soit ainsi, l’Euro ne peut s’accommoder des principes de la démocratie et de l’État social qui régissent la France depuis 1946, comme en témoigne le préambule de notre Constitution. L’Euro doit donc, pour fonctionner, retirer la souveraineté aux peuples et la conférer à des entités impersonnelles. Il doit emprunter le chemin d’une dépolitisation des choix politiques sous couvert de « choix techniques », c’est-à-dire démanteler la démocratie dans les pays qui l’ont adopté. Cela conduit à une forme particulière de la Tyrannie, soit un pouvoir dépourvu de souveraineté et de légitimité qui ne s’applique que par la rigueur formelle de ses règles.
L’Euro et la marche vers la Tyrannie
Le risque de dérive tyrannique est présent au sein des régimes démocratiques. Il est cependant tenu en lisière par l’exercice du principe de souveraineté par la représentation populaire. Mais, avec la création de l’Union Économique et Monétaire (UEM ou EMU en anglais), c’est à dire ce que l’on appelle dans le langage courant la « zone Euro », un tournant a été franchi dans la logique de perte de souveraineté des États. Sous couvert de rationalité économique, rationalité présentée comme essentiellement technique, c’est à une véritable dépossession du pouvoir des peuples, et donc une négation de la démocratie, à laquelle on assiste sous couvert du discours « libéral ».
A partir du moment où l’on retire à des états la possibilité d’ajuster leurs situations économiques par des dépréciations (ou des appréciations) du taux de change, et où l’on n’a pas construit au préalable le cadre d’importants transferts budgétaires entre ces pays, l’effort d’ajustement est d’une part obligatoire au sein d’une union monétaire et, d’autre part, ne peut reposer que sur le facteur travail. Autrement dit, un gouvernement s’engageant dans une union monétaire se voit naturellement dépossédé de sa souveraineté que ce soit dans le domaine budgétaire ou dans la politique sociale.
Cette pente est devenue évidente à partir du moment où l’Euro lui-même s’est trouvé fortement contesté, et en réalité en crise. Il faut ici se souvenir de ce qu’un économiste grec a pu récemment écrire : « La souveraineté nationale et populaire est indispensable à la démocratie. La démocratie recule quand dominent les mécanismes supranationaux de l’UE et de l’UEM. Nous avons besoin d’un contrôle démocratique plus important pour nos pays et d’une démocratie émancipée avec une participation populaire directe ».
Il convient de comprendre comment des mécanismes que l’on présente comme économiques peuvent avoir des conséquences aussi désastreuses dans la sphère politique, mais aussi dans la sphère sociale. Car, ce qui se dessine devant nous est sans nul doute la plus effrayante régression du droit social, comme on l’a vu à la fin de cet hiver en France avec la « Loi Travail » ou « Loi El Khomri », mais aussi de la démocratie que l’on ait connue en Europe depuis 1945. Ce que la rend d’ailleurs d’autant plus effrayante est qu’elle ne procède pas de la violence des armes mais de celle, plus subtile mais non moins réelle, des règles. Les systèmes politiques démocratiques qui avaient émergés en Europe occidentale depuis la fin de la seconde guerre mondiale sont ainsi durablement corrodés par les dimensions patrimoniales mais aussi par la tentation bureaucratique, celle qui s’exprime dans la formule de la démocratie sans le peuple, ou « démocratie sans demos ». Derrière la façade d’une stricte légalité, mais désormais déconnectée de tout lien avec la légitimité, se dévoile le masque d’une forme particulière de la Tyrannie, le Tyrannus ab Exertitio.
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De la Démocrannie
Le terme de Démocrannie décrit, alors, cette nouvelle situation dans laquelle nous évoluons en raison de l’Euro. Il recouvre une réalité décrite dès l’antiquité tardive par Augustin, le Tyrannus ab Exercitio, soit le tyran qui, arrivé de manière « juste » au pouvoir fait un usage « injuste » de ce dernier. On pourrait se demander pourquoi créer un nouveau terme alors que celui de « Démocrature » (mélange de Démocratie et de Dictature) se repend. Aujourd’hui, les termes de « dictateur » et de « tyran » sont utilisés comme des quasi-synonymes dans le langage courant. Mais, ceci ne renvoie pas à l’usage savant de ces termes.
Dans le langage « savant » de la philosophie politique et de la science politique, le dictateur (et la « dictature ») est un personnage qui appartient à l’arc démocratique. A Rome, il était désigné, pour une période limitée, par les deux consuls. La « dictature » signifie que les formes du pouvoir (la « justice ») ne sont pas nécessairement respectées, mais que ce pouvoir reste fondamentalement « juste », ou définit en « justesse ». Un dictateur peut enfreindre la loi parce que les évènements l’imposent. C’est à cet usage que se rattache l’adage « nécessité fait loi ». C’est l’existence d’une situation exceptionnelle, de ce que les juristes appellent le cas d’« extremus necessitatis », qui est citée par Bodin comme relevant le souverain de l’observation régulière de la loi. Mais, s’il enfreint la loi, c’est bien pour en assurer son rétablissement ultérieur. Au contraire, le Tyran fait un usage « injuste » des moyens qui sont à sa disposition, que cet usage implique la violence (ce qui est souvent le cas) ou pas. L’observation d’Augustin et son étude des textes anciens, l’avait conduit à distinguer deux formes de tyrannies, celle ou le Tyran arrive au pouvoir après un coup d’état (Tyrannus absque Titulo) et celle où, arrivé au pouvoir dans des formes légales, il fait dériver son pouvoir en tyrannie (Tirannus ab Exercitio). C’est bien à ce deuxième processus que se réfère le néologisme de Démocrannie.
On peut aussi faire référence au concept de « post-démocratie », qui fut utilisé par Emmanuel Todd, ou suggérer l’emploi du terme oligarchie pour désigner le pouvoir actuel. La notion de « post-démocratie » décrit un état de fait et ne s’intéresse pas à la dynamique politique qui s’est mise en place à partir du moment où nous avons accepté d’être gouvernés pour partie par des règles et non par du politique. De même, le terme d’oligarchie, qui est de plus en plus utilisé, est purement descriptif. Il décrit la collusion grandissante entre les administrateurs d’État (ce que Weber appelle les « bureaucrates » sans aucune connotation péjorative), le monde des affaires (la finance plus que de l’industrie) et le monde des médias. Cette collusion est significative du glissement vers un « État collusif », qui est l’un des formes de la destruction de la Démocratie à laquelle on assiste aujourd’hui. Mais, ce terme n’est pas un concept explicatif. Surtout, il laisse dans l’ombre une dimension importante, celle du « gouvernement par les règles » qui est la forme concrète de la Tyrannie qui se met aujourd’hui en place. Le projet est ancien, et j’ai rappelé dans mon récent ouvrage son origine qui se trouve dans la théorie du « constitutionalisme économique » mais aussi dans le projet de « dépolitisation » de la politique. Ce projet trouve son origine dans les bases intellectuelles du néo-libéralisme. Telle était la thèse de mon livre de 2002 sur Les économistes contre la démocratie.
La Démocrannie et le rôle joué par l’Euro
L’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) qui caractérise aujourd’hui les institutions européennes et la fidélité au texte tournent bien souvent à l’avantage des politiques du pouvoir et ce quelles qu’elles soient. La légalité formelle ne peut donc garantir la Démocratie et Dyzenhaus évoque les perversions du système légal de l’Apartheid en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur « positivisme ». Dans son principe, ce positivisme représente une tentative pour dépasser le dualisme de la norme et de l’exception. Mais on voit bien que c’est une tentative insuffisante et superficielle. Il ne peut y avoir de véritable démocratie que celle qui reconnaît le principe de légitimité (l’auctoritas) et qui pour cela se fonde sur le principe de la souveraineté.
Ce qui fait problème aujourd’hui, et ce qui nécessite l’usage du néologisme de Démocrannie, est donc le lent et presque imperceptible glissement de l’État démocratique, comme point d’équilibre entre la légitimité démocratique et la légitimité bureaucratique, vers l’État collusif. De ce point de vue, la « Démocrannie » est un processus fort différent des coups d’état d’antan. Elle permet de penser une situation où l’on serait tout aussi asservi que si les chars du Tyran patrouillaient les rues de nos villes, et même un peu plus car pour arriver à cette situation nul char n’a eu besoin de prendre la rue. La force de la composante tyrannique dans la « Démocrannie » provient de ce qu’elle s’avance masquée par le respect formel des règles de la Démocratie (mais certes pas de son esprit).
Il nous faut aussi constater le rôle décisif joué par l’Euro dans ce processus. La négation sans cesse plus avérée de la légitimité démocratique, que ce soit dans les réactions au rejet lors du référendum de 2005 du projet de traité constitutionnel européen ou que ce soit lors du référendum grec du 5 juillet 2015, transforme et menace la communauté politique de destruction. Cette menace prend comme forme l’idéologie de la naturalisation de la politique qui s’impose désormais contre les peuples, hier en Grèce et aujourd’hui en France.
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