J’ai récemment pris part à ce qu’on peut appeler un « débat de niche » comme il en existe désormais des millions sur Internet et a fortiori sur les réseaux sociaux. X étant plus propice aux empoignades par punchlines qu’aux longues démonstrations écrites, je me sers de cet échange comme d’un prétexte pour développer pédagogiquement des thèmes qui me sont chers, voire me passionnent, et notamment celui du projet d’économie sociale révolutionnaire de Pierre-Joseph Proudhon. Histoire de calmer certaines tendances aux fantasmes et d’amorcer une potentielle réconciliation...
Visiblement animés par un anti-socialisme rabique, mes contradicteurs s’arc-boutent sur la correspondance de l’économiste libéral Frédéric Bastiat avec Proudhon à propos de la Gratuité du crédit (titre choisi par Bastiat lors de sa publication de la correspondance ; Proudhon avait d’abord publié de son côté sous le titre Intérêt et principal) pour prouver que les positions défendues par le révolutionnaire français sont à l’origine de la politique monétaire oligarchique contemporaine... Proudhon prophète du capitalisme financier transnational ? C’est osé.
Cette thèse provient de la volonté proudhonienne de rendre le crédit gratuit puis de faciliter la circulation monétaire par l’émission bancaire de billets indépendamment des réserves d’or. Ce qui ne manque donc pas de générer aujourd’hui les accusations véhémentes et péremptoires du genre : « C’est l’origine de la planche à billets ! », « C’est la marche vers l’inflation ! » et autres « Le socialisme à la Proudhon c’est exactement ce que fait la BCE ! » (je ne caricature pas, je résume). Sauf que déduire sans comprendre la perspective globale peut parfois jouer des tours et finalement illustrer le fait que même les libertariens ont des dogmes.
Difficile de conclure que le projet économique proudhonien fut une étape décisive dans l’avancée du capitalisme lorsqu’on fait l’effort de creuser la réalité sociale de l’époque et qu’on ne nie pas la lutte des classes. Ce projet économique, qui porte le nom de Banque du peuple, définissons-le en quelques mots.
Son but premier était émancipateur : il s’agissait de permettre aux travailleurs mutualisés d’accéder aux moyens de production et d’échange par la diminution des taux d’intérêt des prêts afin de supprimer la possibilité de tirer profit des capitaux. Élaborée au milieu du XIXe siècle dans un contexte de crise institutionnelle et de pénurie de numéraire, la Banque du peuple se propose de relancer l’économie « sans impôt, sans emprunt, sans État et sans atteinte à la propriété » en contrant l’appropriation monétaire par les banques privées qui empêchait les ouvriers d’obtenir des crédits et favorisait les taux usuraires. Après avoir tenté, par son influence à l’Assemblée nationale, de modifier les statuts de la Banque de France pour en faire une banque d’échange dans laquelle l’intérêt serait aboli, Proudhon lance donc le 31 janvier 1849 la société P.- J. Proudhon & Cie, établie en nom collectif dans l’attente de pouvoir la faire muter en société anonyme selon la législation commerciale de l’époque.
Application pratique de sa critique théorique de la rente capitaliste, cette Banque du peuple s’inscrit dans un contexte aigu de lutte des classes, la guerre civile sociale ayant été quasiment déclarée lors de la révolution de février 1848. Si elle réussit à agréger entre 10 000 et 20 000 adhérents (80 % d’ouvriers et d’artisans) en quelques semaines, l’expérience périclite avant même d’être effective : condamné à trois ans de prison ferme pour « Excitation à la haine et au mépris du gouvernement de la République ; attaque contre la Constitution ; attaque contre le droit et l’autorité que le président de la République tient de la Constitution [chef d’accusation principal] et excitation à la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres » et son journal Le Peuple – envisagé comme le « père nourricier » de la banque – croulant sous les amendes, Proudhon craignait que sa « plus glorieuse campagne » (comme il la qualifiera dans ses Confessions d’un révolutionnaire) ne soit dénaturée en finissant entre les mains des communistes... Il met donc la clef sous la porte en avril 1849 avant d’être écroué en juin.
Un rappel historique et dialectique dont se contrefichent les libertariens 2.0 de mon débat de niche que je crois révélateur d’un état d’esprit partagé par nombre de militants antiétatiques qui n’ont jamais de mots assez durs contre un fantasmatique « socialisme » mais que l’on entend pas beaucoup lorsqu’il s’agit de nommer les prédateurs de la haute finance qui dictent leur conduite aux gouvernants.
Alors Proudhon ancêtre de Larry Fink et allié des Rothschild ? J’ai bien l’impression qu’à l’instar de Marx et des marxistes, le problème avec la pensée libertarienne soit les libertariens eux-mêmes.