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Bernays ou la démythification de la Démocratie

« Le public doit être mis à sa place afin que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d’être piétinés ou encornés par le troupeau de bêtes sauvages. » (1) Ce principe énoncé par Walter Lippmann trouve un écho retentissant à la lecture de Edward Louis Bernays et notamment de sa ’’carte de visite’’ (2) intitulée Propaganda, livre publié en 1928. Avant d’aller plus loin dans la découverte de la pensée de Bernays, qui est cet homme que l’on appela « The father of Spin » (3) ?

Edward Bernays : de l’étudiant en agriculture au père de la manipulation.

Né à Vienne en 1891, double neveu de Freud, Edward Louis Bernays émigra aux États-Unis en 1892 où son père le poussa à lui succéder en tant que marchand de grains prospère. Cependant, il se tourna, après des études en agriculture, vers le journalisme qui le mena à la découverte des relations publiques, après avoir hérité en 1912 de revues de médecine appartenant à son père. À 21 ans, il réussit un coup de maître en faisant la promotion d’une pièce de théâtre brisant des tabous, pourtant vouée aux gémonies. Fasciné par cette nouvelle voie, il consacra sa vie aux relations publiques via un bureau spécialisé. Et au début du XXième siècle, le contexte était parfait pour les experts en relations publiques ; la consolidation de l’idéal démocratique (à travers l’instruction publique et la presse) libéré de l’emprise divine, l’émergence des firmes dirigées par les ’’barons voleurs’’ (4), l’inquiétante concentration des capitaux ainsi que les crises économiques à répétition représentaient autant de facteurs stimulant la demande en relations publiques, autrement dit en propagande (terminologie que nous reprendrons par la suite). En somme à tous les niveaux, les besoins en communication se faisaient ressentir et c’est ainsi que Bernays participa à des campagnes concernant tous les domaines (l’industrie du tabac, la promotion des spectacles tel que le ballet russe, le secteur de l’électricité etc.) et même la politique. En 1917 d’ailleurs, afin de convaincre le peuple états-unien de l’intérêt d’entrer en guerre une commission de propagande fut instituée : la commission Creel. Celle-ci, au sein de laquelle Bernays exerçait, remporta un franc succès et révéla l’importance des relations publiques au sein d’un système démocratique. Après une longue carrière en relations publiques (discipline qu’il révolutionna tant sur le plan théorique que pratique), Bernays, ledit père de la manipulation, s’est éteint en 1995 aux États-Unis sans jamais revenir sur sa conception de la propagande même lorsqu’il apprit l’usage de ses travaux par Goebbels (5). Pour comprendre le tropisme qui mena Bernays à cette carrière, il est impérieux d’appréhender sa conception de la démocratie qu’il révèle au sein de Propaganda.

De la démocratie comme chaos à la propagande comme panacée.

Les premiers mots de Propaganda en disent long sur l’attitude de Bernays quant à son sujet de prédilection - la manipulation des masses - et à sa conception de la démocratie. ’’Organiser le chaos’’, tel est l’intitulé du premier chapitre de Propaganda. Le chaos dissimule ici le système politique qu’est la démocratie et qui implique l’assentiment du peuple, du moins de la majorité des citoyens pour l’ensemble des décisions prises en vue du Bien de la Cité. En théorie du moins. Car avec le ’’petit père de la manipulation’’(sic) l’idéal démocratique revêt un tout autre aspect. La chute des systèmes aristocratique et monarchiste en Occident, ancrée dans tous les esprits depuis 1789, représente un écueil pour les élites, du moins pour celles manifestant une haine viscérale du peuple. La légitimité du pouvoir, essentielle à toute prise en main des affaires d’un pays, doit dès lors être puisée au sein du peuple, via son accord. C’est ainsi que pour Bernays et toute élite opposée - par intérêt - au peuple l’objectif est d’obtenir son soutien, plutôt que d’user de la baïonnette éperdument comme tout pouvoir en déclin (6). Ce constat empirique conduisit les élites à la propagande, aux relations publiques. Le Pouvoir bascule intégralement ; il était revendiqué et même provenait souvent d’une origine métaphysique (sous Louis XIV par exemple, le Roi n’est autre que ’’le représentant de la majesté divine’’ pour reprendre la formule de Bossuet (7)), puis il devient sous l’impulsion de Bernays (et de ses coreligionnaires) un non-dit, l’apanage d’un groupuscule occulte. Ceci est rappelé d’une manière totalement décomplexée au sein de Propaganda : ’’la propagande [en tant que processus de modelage des opinions pour les intérêts d’une certaine élite] est l’organe exécutif du gouvernement invisible’’. On comprend que l’outil du pouvoir invisible fut adopté dans tous les domaines, puis développé. Bernays contribua à ce développement qu’il expose dans son ouvrage Propaganda (sans toutefois énoncer exhaustivement les techniques de propagande).

La difficile nomination d’une ’’science’’ aux nombreux débouchés.

Revenons d’abord sur un point terminologique abordé dans Propaganda. Au début du XXième siècle un débat eut lieu quant à la connotation du terme propagande. Celui-ci était empreint d’une ’’connotation déplaisante’’ alors qu’initialement il désignait une congrégation de cardinaux chargée de surveiller les missions étrangères et par extension propagande désignait également : ’’l’effort systématique visant à obtenir le soutien du grand public pour une opinion ou une ligne d’action’’ (8). Nonobstant les efforts de quelques penseurs et journaux tel que le Scientific American réhabilitant le ’’beau mot ancien’’, la ’’nouvelle propagande’’ de Bernays dut revêtir un nom plus "euphémisé" : les relations publiques. Ce qui explique l’utilisation alternative et de façon indifférente des expressions ’’relations publiques’’ et ’’propagande’’ ; l’essentiel étant le contenu et non le contenant. Bernays ayant compris cela ne fit pas une guerre des mots et préféra se concentrer sur sa conception pratique de la ’’manipulation consciente et intelligente des masses’’. Dès lors, il s’appliqua à développer les relations publiques jusqu’à en faire une discipline, voire une science. À cet effet, il fut un des premiers à s’appuyer sur les sciences dites molles telle que la sociologie ou encore la psychanalyse - se servant tout au long de sa carrière de sa filiation à Freud (9). L’objet étant la mentalité collective - car comme le formula Confucius ’’le tout est supérieur à la somme des parties’’ - toute étude ayant trait aux comportements sociaux présente un intérêt pour les propagandistes. ’’Le père de la manipulation’’ usa donc de ces sciences pour pratiquer l’expertise en relations publiques et mener des campagnes dans divers domaines (10). Pour ne prendre qu’un exemple qui démontre parfaitement son travail - théorique et pratique - nous évoquerons sa campagne pour l’American Tobacco Co. Cette firme décida de briser un tabou - afin de multiplier par deux son chiffre d’affaires - : l’interdiction sociale de fumer pour toute femme en public. Après des recherches en psychanalyse, il comprit qu’il fallait associer à la cigarette un pouvoir de contestation du symbole phallique. Ainsi, il fit des cigarettes des ’’torches de la liberté’’ lors d’une parade où des jeunes femmes fumèrent en revendiquant fièrement leur émancipation. Depuis lors, la propagande demeure une composante consubstantielle à tout système démocratique.

La propagande, moteur du néofascisme de l’idéolgie du désir.

La critique moderne, péremptoire et intégrale des systèmes politiques qu’ont été le nazisme, le fascisme et tout autre modèle que celui démocratique revêt un tout autre aspect à la lecture du ’’psychanalyste des corporations en détresse’’ (comme Bernays aimait s’appeler). En effet, le système démocratique présenté comme plus digne, plus humain et progressiste n’est en fait - du moins dans un système libéral à économie de marché - qu’une facétie, pour ne pas dire qu’un boniment. La démocratie, loin de l’idéal philosophique abstrait, se manifeste pratiquement par un gouvernement invisible, une emprise qui est un non-dit. La propagande est le moteur de la Démocratie, le moyen de pérenniser un pouvoir oligarchique sous couvert de bonnes intentions, comme l’humanitarisme sert d’alibi aux intérêts des grandes puissances et comme Besancenot - pour prendre un exemple concret - est la caution humanitaire du grand patronat pour favoriser l’immigration, c’est à dire une main d’œuvre sans conscience sociale et moins chère (11). Et c’est grâce au procédé des relations publiques que la démocratie libérale anglo-saxonne put éradiquer toute force de contestation. Pis, la contestation, devenue transgression, servit pour détruire toutes les traditions, obstacle évident à l’extension de la logique marchande. D’où l’invitation de Jacques Attali à ’’faire table rase du passé, à oublier ses traditions ancestrales’’ (12). Alors qu’en Occident une certaine élite portait au pinacle la société de consommation post-68, on assista à l’instauration d’un régime répressif réduisant la Liberté au désir, lui-même réduit à l’acte d’achat (13). Cette transmutation se fit sans grande résistance ; le processus fut mené avec la seule arme de la propagande, créée - en tant que remède aux systèmes politiques électifs - non pas au sein des régimes fascistes et nazis mais aux États-Unis d’Amérique, alors démocratie libérale.

On l’aura compris, le travail de Bernays, qu’on le considère comme immoral et contraire à l’essence idéelle de la Démocratie ou non, mérite que l’on s’y intéresse ; la propagande étant au centre de la pratique démocratique et posant de multiples questions, et spécialement celle de l’abandon pur et simple de la démocratie. Question qui mériterait de longs développements, car le sujet se révèle être l’objet de tensions où se recoupent in fine d’autres problématiques, plus vastes. Toutefois, une analyse détaillée aboutirait probablement, pour tout penseur ou décideur politique sérieux, à ces deux options -afin de dissoudre les contradictions et dysfonctionnements de la démocratie de marché ou des ’’démocraties populaires’’- : le retour à un réenracinement du politique via le populisme (14) -en tant que système inspiré de l’idéal démocratique mais plus authentique et enraciné que la démocratie de marché- ou le ’’Monde de la Tradition’’ et sa conception de l’État basé sur des ’’principes supérieurs’’ (15). Deux projets qui en somme peuvent apparaître comme antithétiques, mais qui constituent des issues à la démocratie de marché d’aujourd’hui et à la ’’démocratie populaire’’ d’hier.

Notes :

1- Walter Lippmann, The Phantom Public. 2- Propaganda p.6, préface de N. Baillargeon. 3- Larry Tye, The father of Spin : : Edward L. Bernays and the Birth of Public Relations. 4- Matthew Josephson, The robbers barons : The great american capitalists. 5- Cf Mémoires de Edward L. Bernays. 6- Nicolas Machiavel, Le prince, chapitre 8, De ceux qui sont parvenus par des crimes à la monarchie. 7- Bossuet, La Politique tirée de l’Écriture sainte. 8- Dictionnaire Funk and Wagnall. 9- Scott Cutlip parlant de Bernays, ’’Sa relation à Freud était constamment au centre de sa pensée et de son travail’’. 10- Il exerça pour l’autorité politique (cf la commission Creel, le coup d’Etat au Guatemala dans les années 50), pour des compagnies telles que General Electric, Proctor&Gamble, ou encore l’American Tobacco Co. 11- Pour ceux qui n’auraient pas encore compris http://www.egaliteetreconciliation.... 1013.html 12- Jacques Attali, Dictionnaire du XXIième siècle. 13- Alain Soral, Misères du Désir p.19 14- Cf l’oeuvre des populistes états-uniens, russes ou l’historiographie du socialisme français. 15- Julius Evola, Chevaucher le tigre, Chapitre VI, La dissolution du domaine social.