Alain Accardo est ce disciple de Pierre Bourdieu spécialisé dans les médias. Le sociologue officie dans la sphère gauchiste anti-oligarchique, avec quelques réserves. Il est idéologiquement proche du Monde diplomatique et d’Acrimed (Action critique média). Il a notamment écrit il y a 20 ans Journalistes précaires, un livre aussi déprimant que vrai sur le sort du lumpen-journalisme, c’est-à-dire de la masse grandissante des pigistes. Un ouvrage qui annonçait la soumission de toute une caste et la destruction de ses possibilités de travail, notamment sur le Système. Interrogé par le site Vice, copropriété de Mathieu Pigasse, Accardo revient sur le phénomène Macron.
« C’est ce qui s’est passé pour Macron. Il a bénéficié d’un concours de circonstances inimaginable, qu’aucun institut de sondage n’aurait pu anticiper, à la fois l’effondrement de Fillon à cause des « affaires » et la défaite de Valls battu à la primaire socialiste. Du coup, les deux grands partis favoris de l’alternance se retrouvaient sans représentant patenté. Saisissant l’occasion aux cheveux, les forces conservatrices se sont jetées sur Macron pour le mettre en selle. À défaut du label LR ou PS, il présentait toutes les qualités et les garanties requises aux yeux des chiens de garde du Capital. Comble de bonheur pour la droite républicaine et l’establishment, le second concurrent exigé par la règle du jeu au deuxième tour de la présidentielle risquait fort d’être la candidate de l’extrême droite, ce qui permettait d’envisager une réédition de la stratégie du “rassemblement républicain” qui avait si bien marché lors du duel Chirac-Le Pen. Macron promettait d’être parfait en candidat providentiel et consensuel, seul capable de sauver la République de l’affreuse menace extrémiste-populiste du FN.
Il ne restait plus qu’à laisser la presse aux ordres, les grands médias, parfaitement rodés, faire leur travail, c’est-à-dire affoler les électeurs, ameuter les foules et préparer la venue du nouveau rédempteur Macron. »
Accardo développe alors le profil du journaliste-système actuel, débarrassé de toutes ses scories d’indépendance :
« Pour faire ce travail de mise en forme de l’opinion, les médias recrutent des salarié(e)s sélectionné(e)s et formé(e)s de façon que toutes leurs propriétés (origine sociale, classe d’âge, parcours scolaire, diplôme universitaire, bagage culturel, goûts esthétiques, préférences morales, etc.) contribuent à les faire adhérer activement aux différentes expressions de l’idéologie dominante (hédonisme consommatoire, individualisme libertaire, écolo-humanitarisme, américano-tropisme, européanisme bruxellois inconditionnel, préférence pour le privé contre le public, hostilité envers le syndicalisme de classe et spécialement envers la CGT, favoritisme pour la CFDT, etc.), de même qu’ils adhèrent à cette forme d’analphabétisme politique caractéristique de la classe moyenne moyennement instruite qui consiste à réduire la politique à ce que les personnalités politiques, et en particulier celles occupant des responsabilités dans les appareils et les institutions, proclament qu’elles font, qu’elles ont fait ou qu’elles vont faire. La presse, avec ses journalistes et ses sondeurs, n’a de cesse de transformer la vie politique en une scène théâtrale où se déroule une joute verbale ininterrompue, ce qu’on pourrait appeler – pardon pour ce néologisme barbare – une parlocratie qui, faute de pouvoir empêcher radicalement toute critique sérieuse du système, a au moins pour effet de noyer et de désamorcer toute opposition. »
Pour lui, on arrive au bout du... système :
« Il arrive toujours un moment où la République française doit choisir entre la Commune de Paris et le gouvernement versaillais de M. Thiers. Il est significatif que, dans tous ces moments historiques sans exception, la « grande presse » de France comme d’ailleurs, se retrouve immanquablement dans le camp des fusilleurs de prolétaires, auquel elle n’a jamais cessé d’appartenir.
En ce moment en France, on n’en est pas encore tout à fait là. Le pays chloroformé par des décennies d’alternance se réveille à peine de son anesthésie. Les épées ne sont pas encore tout à fait tirées du fourreau, mais les mains sont sur la poignée. Le grand patronat du CAC 40, des multinationales et des banques s’inquiète de voir se multiplier un peu partout, pas seulement en France, les signes d’un rejet de plus en plus explicite de la domination du grand Capital mondialisé. En France, plus de trente années de « consensus républicain » entre une droite déclarée et une droite déguisée en “gauche de gouvernement” ont démontré qu’il n’y avait plus grand-chose à attendre du régime de la Ve République, régime présidentialiste avec De Gaulle, essentiellement affairiste avec ses successeurs, et aujourd’hui devenu véritable foire d’empoigne pour le grand Capital. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc en politique pour comprendre que l’heure va sonner où la grande bourgeoisie devra une fois de plus « tout changer pour que rien ne change », comme l’auteur du Guépard le fait dire à son héros. La bourgeoisie capitaliste s’y prépare depuis un moment déjà, et sa presse pousse les opinions dans cette voie du faux changement, seul capable de sauvegarder la suprématie de la classe possédante et dirigeante sans tomber dans la guerre civile, toujours très dommageable. »
Macron est alors le produit parfait une ingénierie bien calculée :
« Il fallait d’urgence remettre quelqu’un en selle. On avait sous la main un jeune ambitieux, transfuge du gouvernement en place, déjà bien formaté par le système, ses grandes Écoles et ses banques, et qui était loin d’avoir la candeur d’un premier communiant, mais qui avait par une ruse de marketing élémentaire enfourché le dada à la mode du “ni droite, ni gauche”, et le voilà aussi sec intronisé candidat providentiel, preux chevalier et sauveur de la République, par le ralliement bien orchestré de la droite libérale classique et de la droite libérale-socialiste. Où est le mystère là-dedans ? Il n’y a aucun mystère ; il n’y a que la logique bien éprouvée d’un système de domination bien agencé. »
Accardo termine ce long entretien par un constat brutal sur les journalistes, enfin ce qu’il en reste :
« Les médias ne sont plus que très accessoirement des facteurs de l’utilité publique. Ils constituent en fait aujourd’hui une partie, et non la moindre, du dispositif de défense du système capitaliste, un des plus solides remparts de l’ordre établi. Et les journalistes, à l’exception d’une minorité courageuse jusqu’à l’héroïsme, (et par là même condamnée à se sentir malheureuse), sont des militants, des soldats mi-mercenaires mi-partisans, enrôlés au service du néolibéralisme, qui veillent sur ce rempart pour empêcher que ne s’introduise dans la Cité, ou que ne s’y développe, tout germe de contestation, tout risque de dissidence qui mettrait en péril le règne des nouvelles féodalités. Aux yeux de ces chiens de garde, tout souci relatif au sort des serfs ne peut apparaître que comme un abject aveu de “populisme”, et un Mélenchon que comme un “émule de Chavez”, et un Chavez que comme un détestable “dictateur”. C’est indigne, mais ce travail de falsification est malheureusement très bien toléré par la majorité de notre classe moyenne, tout heureuse de pouvoir envoyer ses enfants “faire une école de journalisme” ou un IEP, pour accéder à “l’élite”. »