Avec la mort du prince impérial, survenue le 1er juin 1879, la France profonde, émue et consternée, s’associe dans la douleur aux partisans du régime bonapartiste frappés de stupeur par cette disparition inattendue.Tous les espoirs du parti impérialiste, qui reposaient sur le fils de Napoléon III, se sont brutalement effondrés. Une singulière destinée avait conduit à la mort celui qui aurait pu régner sur la France sous le nom de Napoléon IV. Mais que Napoléon-Eugène-Louis-Jean-Joseph Bonaparte était-il allé faire dans ce Zoulouland, dont la plupart des Français ignoraient jusqu’à l’existence ?
La dernière page d’une jeune vie
Le prince avait vécu son baptême du feu à l’âge de 14 ans au combat de Sarrebruck en 1870. Cette expérience l’avait marqué et, ne pouvant résister à sa vocation, il avait suivi les cours de l’école d’artillerie de Woolwich, en qualité de cadet à titre étranger. Il y subit une solide formation de novembre 1872 à février 1875. Titulaire d’un brevet de lieutenant, sa condition de prince impérial de France l’empêche d’être affecté dans un régiment britannique et après son stage de perfectionnement au camp d’Aldershot, il n’est pas employé. Prince il est, prince il doit rester. Il mène alors, sans grande conviction, une vie mondaine qui ne lui convient guère : réceptions, dîners, chasses et voyages finissent par l’ennuyer.
Il avait espéré untemps servir dans l’armée autrichienne contre les Turcs mais l’empereur François-Joseph ne l’avait pas voulu. Peut-être avait-il été effrayé de voir le fils du vainqueur de Solférino endosser l’uniforme autrichien. Le Destin pourtant est en route et va servir l’ambition aventurière du prince et lui permettre d’écrire la dernière page de sa jeune vie.
Tout commence bien loin de la campagne anglaise, lorsque le 22 janvier 1879, les guerriers zoulous du roi Cetewayo, infligent à l’armée britannique sa plus sévère défaite coloniale. Au pied des collines d’Isandhlwana dans le Transvaal au nord-est de l’Afrique du Sud, les farouches guerriers noirs, en moins d’une heure, ont écrasé les hommes du 24e régiment d’infanterie légère de Sa Gracieuse Majesté, et leurs auxiliaires indigènes. Anéanti dans ses effectifs, le régiment avait également perdu son drapeau, suprême déshonneur.
Remis de sa stupéfaction, le cabinet londonien décide l’envoi d’importantes troupes en renforts et d’en finir, par une campagne punitive, avec le Zoulouland. De nombreux jeunes officiers sont désignés pour l’Afrique du Sud. Du fond de sa campagne de Camden Place, dans le Kent, le prince impérial voit partir ses camarades de l’Académie militaire et d’Aldershot, avec nostalgie. Il est soldat depuis sa naissance ; il avait écrit au duc d’Elchingen : « Ce qui touche à l’armée m’intéresse ou plutôt me passionne ». Le sang qui coule dans ses veines est celui d’un Bonaparte. Rapidement, il prend sa décision ; il partira lui aussi en Afrique du Sud. L’élection, le 30 janvier 1879, de Jules Grévy à la présidence de la République française lui laisse une certaine liberté. En attendant que le régime ne tombe de lui-même, le jeune homme souhaitait parfaire sa formation militaire en séjournant dans une zone de combat. Le 17 février, il se précipite à Londres pour remettre directement entre les mains du ministre de la Guerre, lord Cambridge, sa requête d’engagement pour la durée de la campagne militaire qui s’ouvre.
Impatient, le prince impérial, qui ne doute pas un instant de la réponse positive du gouvernement britannique, écrit le 18 février à son ami Louis Conneau : « Je vous adresse ces quelques lignes pour vous annoncer une grande décision que j’ai prise et que de puissants mobiles m’ont dictée. Je pars dans neuf jours pour le Cap de Bonne-Espérance où la guerre a pris une grande extension et j’y resterai quelques mois […]. Je m’embarque le 27 février ».
Deux jours plus tard, c’est en plein préparatif que Louis reçoit la réponse ministérielle : c’est un refus courtois, mais ferme. Effondré, il va alors supplier sa mère d’intervenir directement auprès de la reine Victoria pour modifier cette décision. L’affliction du fils attendrit la mère ; l’impératrice cède et son affection sans borne va être la cause de son malheur.
C’est fou de joie que Louis reçoit le 24 février l’autorisation du duc de Cambridge de partir pour la durée de la campagne en Afrique du Sud. Mais, si le cabinet britannique a cédé à la pression royale, il a toutefois pris des mesures de précaution. Ainsi le prince n’est autorisé à se joindre à l’état-major du général Chelmsford que comme observateur, et qui plus est le port de l’uniforme ne lui sera accordé que si cet officier général lui en donne l’autorisation. Surtout, il n’est question d’aucun commandement pour lui. Les Anglais n’ont aucune intention de mettre en péril l’avenir de la dynastie impériale de France : on ne sait jamais !
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L’arrivée en Afrique du Sud
L’Afrique du Sud n’est pas l’Angleterre et la fièvre tropicale frappe tout Européen qui touche son sol. Louis ne fera pas exception. La fièvre le cloue au lit pour une dizaine de jours.
La nouvelle du retour de lord Chelmsford le remet sur pied et il se présente, le 20 avril, à son quartier général de Pietermaritzburg. Il présente au général en chef la lettre cachetée que le duc de Cambridge lui avait demandée de remettre en main propre. Le ministre de la Guerre y rappelle que le gouvernement anglais avait refusé au prince d’être enrôlé dans l’armée régulière, mais il lui demandait de se montrer bienveillant envers le jeune homme et de l’aider à suivre les opérations. Après en avoir pris connaissance, lord Chelmsford tend au prince la lettre et c’est ainsi que le jeune homme, encore grelottant de fièvre, peut lire : « Londres, 25 février 1879. Mon cher lord. Cette lettre vous sera présentée par le prince impérial qui va en Afrique pour son propre compte, pour voir autant que cela se peut la campagne prochaine contre les Zoulous. Le prince est très désireux d’aller en Afrique. Il a manifesté le désir d’être enrôlé dans notre armée, mais le gouvernement a considéré comme impossible de satisfaire à ce désir. Toutefois le gouvernement m’autorise à vous écrire, à vous et à sir Bartle Frère pour vous prier de lui témoigner de la bienveillance, et de lui prêter assistance pour qu’il puisse suivre, autant que cela sera possible, les opérations avec les colonnes d’expédition. J’espère que vous le ferez. C’est un excellent jeune homme, plein d’esprit et de courage et comptant beaucoup de vieux amis parmi les cadets de l’artillerie […]. Ma seule crainte est qu’il soit trop courageux. Cambridge ».
À cette lecture, le prince qui souhaitait être traité comme un simple officier subalterne et servir en première ligne, se montra abattu. Il défendit si bien sa cause que devant tant de frustration et d’insistance, lord Chelmsford qui avait d’autres chats à fouetter, finit par céder et oublia ses réticences. Il nomma le petit-neveu de Napoléon Ier deputy assistant du quarter master general le colonel Harrison des Royal Engineers. Cela lui permettait de l’affecter ainsi à son propre état-major et d’avoir l’œil sur lui. Le jeune prince est heureux, il est enfin parvenu à ses fins : il porte l’uniforme et va se rapprocher, en même temps que le quartier général, du théâtre des opérations.
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Les Britanniques avancent de plus en plus en territoire zoulou. De Koppie Allein, où sa division campe, depuis le 28 mai, le prince continue à prendre part à de nombreuses patrouilles.
Le 31 mai, lord Chelmsford décide d’entamer son offensive sur Ulundi, la capitale du roi Cetewayo. Ses deux divisions doivent pour cela traverser la Blood River. Il fait ordonner au colonel Harrison, chef des missions de reconnaissance, d’y rechercher un emplacement pour installer le campement de la 2e division qui doit passer le fleuve le surlendemain.
Le colonel accepte que le prince impérial soit chargé de la mission qui ne lui paraît pas présenter de dangers particuliers. Cette patrouille de reconnaissance, composée de 6 soldats et de 6 Basutos lesquels font office d’éclaireurs, doit d’ailleurs être commandée par le major Bettington. Malheureusement ce dernier, qui n’a pas été prévenu de cette mission, est déjà parti pour une autre expédition. C’est un autre officier qui sera désigné pour commander le détachement : Jahleel Brenton Carey. Il vient d’être si récemment promu capitaine qu’il n’en porte pas encore les galons. Âgé de 31 ans, cet officier d’infanterie vient des Indes et n’est en Afrique du Sud que depuis un mois et demi. En lui donnant ses ordres, le colonel prend soin de lui dire : « You will look after the prince ».
La journée fatale
Levé dès l’aube de ce dimanche 1er juin, le prince impérial est enjoué, la vie de soldat lui sied à merveille. Il ignore qu’il ne verra pas le jour finir. Au cours de cette patrouille, il a ordre de faire les relevés topographiques pour l’établissement du futur campement. Carey a, lui, la charge de commander l’escorte et de veiller sur le prince.
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Il est 9 heures du matin et les Basutos ne sont toujours pas arrivés. En fait, ils n’ont même pas été prévenus : la rigueur militaire ne semble pas être de mise dans l’organisation des patrouilles. Finalement, Carey, se contentant de la présence du cafre qui doit lui servir de guide, ordonne le départ de la petite colonne.
Carey et le prince chevauchent en compagnie du sergent Willis, du caporal Grubb et des soldats Abel, Cochrane, Rogers et Le Tocq. Au pied de l’Itelezi, à une dizaine de kilomètres de Koppie Allein, ils rencontrent une troupe dirigée par le colonel Harrison. Ce dernier ne fait aucune remarque concernant l’absence des guerriers basutos, ni sur le fait que la moitié des cavaliers n’a pas pris sa carabine, pas plus que n’en fera le major Grenfell, qui croisera également leur route. Là encore, cette négligence ne peut que surprendre. Pour ces militaires, le mouvement de masse de leurs troupes a chassé les Zoulous dans l’intérieur des terres et le danger ne paraît pas si grand au point d’assurer une escorte plus forte pour le prince dans une région que les patrouilles quadrillent en permanence.
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Face aux Zoulous
Vers 15 h 30, le cafre qui était parti chercher de l’eau revient précipitamment. Il alerte Carey, il a aperçu des indigènes à la rivière. Le capitaine ordonne de seller les chevaux. Tout reste calme, rien alentour n’indique une quelconque agitation. D’ailleurs, le prince ne se presse pas et réclame encore un peu de temps pour terminer son croquis. Est-ce la qualité princière de son subordonné qui fait hésiter Carey ? Toujours est-il que l’officier reste indécis et attend que le prince achève son dessin. Tout à coup des coups de feu rappellent le groupe à la réalité ; Carey hurle l’ordre de monter en selle et aussitôt, hommes, et chevaux prennent la fuite, à bride abattue. Tous ? Non, car le soldat Rogers, atteint par une balle, s’effondre et le prince n’est toujours pas en selle. Percy, voyant ses congénères détaler, s’est mis à galoper après eux. Le prince court à son côté et tente de sauter en selle en voltige, mouvement dans lequel il excelle pourtant pour l’avoir exécuté tant de fois, au cours d’exercices de cavalerie. Le soldat Le Tocq passant à sa hauteur, lui crie en français : « Dépêchez-vous monsieur, s’il vous plaît ». Un peu plus loin, le soldat Abel, blessé, tombe de cheval et aussitôt des Zoulous se ruent sur lui et l’achèvent. Accroché à la fonte gauche et à la selle, le prince est entraîné par Percy vers une donga toute proche.