Une proposition de résolution est discutée ce jour à l’Assemblée nationale qui viserait à inclure l’antisionisme dans la définition de l’antisémitisme [1].
Cette résolution ne fait qu’approuver la définition de l’antisémitisme adoptée le 26 mai 2016 par les 31 États membres de l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance, soit en bon français Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah) [2]. La proposition de résolution s’y réfère dans son considérant unique et essentiel :
Considérant qu’elle (la définition en question) constituerait un instrument efficace de lutte contre l’antisémitisme dans sa forme moderne et renouvelée, en ce qu’elle englobe les manifestations de haine à l’égard de l’État d’Israël justifiées par la seule perception de ce dernier comme collectivité juive.
Cette définition de l’IHRA, la voici :
L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte.
Et c’est tout. On le voit, rien dans cette définition ne semble faire obstacle à l’antisionisme. Mais ce dernier apparaît pourtant juste après dans le texte de l’IHRA, avant une intéressante liste de onze exemples (nous allons les donner) destinés à illustrer la définition :
L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. Cependant, critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme.
Le même alinéa contient ensuite un propos relatif au conspirationnisme :
L’antisémitisme consiste souvent à accuser les Juifs de conspirer contre l’humanité et, ce faisant, à les tenir responsables de « tous les problèmes du monde ». Il s’exprime à l’oral, à l’écrit, de façon graphique ou par des actions, et fait appel à des stéréotypes inquiétants et à des traits de caractère péjoratifs.
Avec ce passage il ne s’agit pas encore d’un exemple, et l’on n’est plus non plus dans la définition (qui figure en encadré et en gras dans le texte). Le statut de ces quatre phrases n’est donc pas clair.
Les exemples
C’est avec les exemples que les choses vont se préciser. On nous précise que la liste des onze cas évoqués (la numérotation est de nous) n’est pas exhaustive :
Parmi les exemples contemporains d’antisémitisme dans la vie publique, les médias, les écoles, le lieu de travail et la sphère religieuse, on peut citer, en fonction du contexte et de façon non exhaustive :
Les trois premiers points relèvent de l’antisémitisme que nous dirons classique. Le premier point ne pose pas de difficulté, il correspond en droit français à de la provocation à la haine, à de la violence à mobile racial, voire à du génocide et à de l’apologie de ces crimes et délits :
(1) l’appel au meurtre ou à l’agression de Juifs, la participation à ces agissements ou leur justification au nom d’une idéologie radicale ou d’une vision extrémiste de la religion ;
Les exemples deux et trois relèvent d’un antisémitisme déjà plus intellectualisé :
(2) la production d’affirmations fallacieuses, déshumanisantes, diabolisantes ou stéréotypées sur les Juifs ou le pouvoir des Juifs en tant que collectif comme notamment, mais pas uniquement, le mythe d’un complot juif ou d’un contrôle des médias, de l’économie, des pouvoirs publics ou d’autres institutions par les Juifs ;
(3) le reproche fait au peuple juif dans son ensemble d’être responsable d’actes, réels ou imaginaires, commis par un seul individu ou groupe juif, ou même d’actes commis par des personnes non juives ;
L’exemple quatre vise l’école historique révisionniste, avec en prime un dangereux tacle envers les fonctionnalistes :
(4) la négation des faits, de l’ampleur, des procédés (comme les chambres à gaz) ou du caractère intentionnel du génocide du peuple juif perpétré par l’Allemagne nationale-socialiste et ses soutiens et complices pendant la Seconde Guerre mondiale (l’Holocauste) ;
C’est avec les sept derniers exemples que l’antisionisme est visé :
(5) le reproche fait au peuple juif ou à l’État d’Israël d’avoir inventé ou d’exagérer l’Holocauste ;
Peuvent être visés ici des auteurs comme Idith Zertal, Norman Finkelstein ou Roger Garaudy.
(6) le reproche fait aux citoyens juifs de servir davantage Israël ou les priorités supposées des Juifs à l’échelle mondiale que les intérêts de leur propre pays ;
C’est la fameuse question de la double allégeance.
Avec les points sept, huit et dix nous pénétrons dans le dur de l’antisionisme :
(7) le refus du droit à l’autodétermination des Juifs, en affirmant par exemple que l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste ;
(8) le traitement inégalitaire de l’État d’Israël, à qui l’on demande d’adopter des comportements qui ne sont ni attendus ni exigés de tout autre État démocratique ;
(9) l’utilisation de symboles et d’images associés à l’antisémitisme traditionnel (comme l’affirmation selon laquelle les Juifs auraient tué Jésus ou pratiqueraient des sacrifices humains) pour caractériser les Juifs et les Israéliens ;
(10) l’établissement de comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des Nazis ;
(11) l’idée selon laquelle les Juifs seraient collectivement responsables des actions de l’État d’Israël.
Toutes ces manières de critiquer l’État d’Israël devraient, à suivre la résolution, être considérées comme de l’antisémitisme.
Et après ?
À l’heure où nous rédigeons ces lignes nous ne savons pas si cette résolution passera. Mais depuis des années le Parlement français est le lieu d’un forcing constant. Sans viser à la moindre exhaustivité, rappelons ainsi qu’au sujet de l’antisionisme le 26 juin 2019 un amendement à la loi sur la lutte contre la haine sur Internet a été repoussé [3] ; et encore le 28 juin 2019 pour la même loi [4].
La question est : qu’est-ce que ça change du point de vue des tribunaux ?
En France l’antisémitisme n’est pas défini juridiquement. L’antisémitisme n’a d’ailleurs pas à l’être parce qu’il n’est pas un délit, contrairement à ce que nous disent Manuel Valls ou Alain Jakubowicz, le Président d’honneur de la LICRA.
On peut donc en principe nourrir des pensées que d’aucuns pourront juger antisémites, ou que l’on revendiquera comme telles. En France, pays de la tolérance et de la liberté d’expression, on peut même sans crainte exprimer ces idées. On peut par exemple critiquer la Presse, les Parlementaires, la Finance, même si l’on est pour cela taxé d’antisémitisme. Cela arrive tous les jours (Onfray à cause de sa critique de Freud, Chouard, Renaud Camus, Alain Soral, Robert Faurisson, Raymond Barre, François Mitterrand, etc.).
Le tout est de ne pas marcher en dehors des clous : il ne faut pas tomber sous le coup des infractions d’injure ou de diffamation raciale, de provocation à la haine raciale, encore moins de toute infraction au Code pénal dont la commission aurait pour mobile la haine raciale, et ne parlons pas du crime contre l’humanité ou du génocide… et de l’apologie de crime contre l’humanité… N’oublions pas non plus les cas de discrimination raciale (comme le refus de service).
Il est vrai que les mailles du filet sont étroites, surtout à cause de la manière dont ces lois sont interprétées. Néanmoins il n’y est jamais question d’antisémitisme. Le mot n’est jamais employé. Pour viser la chose la loi utilise une formule compliquée. L’antisémite est atteint lorsqu’il vise une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.
Il faut donc viser une ou plusieurs personnes, des individus, un ou plusieurs particuliers, et le faire à raison de leur appartenance à l’universel qui se désigne comme religion juive, nation juive, ethnie juive ou race juive. Et attention au fait que la haine ou la critique dirigées contre une religion ou une nation comme telles n’est pas prohibée, dès lors que ce n’est que l’universel qui est touché, et non ses membres particuliers [5].
Quoi qu’il en soit, l’antisémitisme n’est pas défini. Il est et reste une notion politique. Son usage est entre les mains de groupes politiques qui dans le combat ont besoin d’en conserver la maîtrise totale. Toute définition est une concession faite à l’adversaire politique. Lorsque vous définissez par des termes précis ce que sont le viol ou l’escroquerie, vous avertissez le violeur ou l’escroc des bornes qu’il ne doit pas franchir. Vous lui laissez donc la possibilité de jouer avec la limite. En matière politique tout l’enjeu est de conserver le pouvoir de décider si dans tel ou tel cas on applique ou non la notion polémique.
Cela n’empêche que les magistrats sont évidemment sensibles aux caps pris par les politiques, sans compter qu’ils ont eux aussi des idées politiques (ne parlons pas des ambitieux). C’est déplorable et pourtant ils oublient souvent que dans un État de droit leur mission est précisément de veiller au respect des bornes. Et le principe de séparation des pouvoirs devrait leur rester présent sans cesse à l’esprit. Car un État où ce principe est violé n’est qu’une tyrannie.
On a vu récemment des magistrats justifier l’application de la qualification d’injure raciale au nom de ce que nous sommes « dans une société où la lutte contre le racisme et l’antisémitisme est une priorité des politiques publiques ». Qu’est-ce qu’un État où les magistrats condamnent les gens qui s’opposent aux politiques publiques ?
Il y a donc finalement de bonnes raisons de s’inquiéter de cette proposition de résolution.