Dans le cadre de l’ « affaire Sakineh », montée de toute pièces par le meneur de la Règle du Jeu, Infrarouge, une émission de la Télévision Suisse Romande, mettait en présence Marek Halter, écrivain français, juif, co-fondateur de SOS-Racisme, Saïda Keller-Messahli, suissesse d’origine tunisienne, présidente du Forum pour un islam progressiste, et Hani Ramadan, suisse d’origine égyptienne, directeur du Centre islamique de Genève. Il s’agissait donc de discuter de la lapidation, et Hani Ramadan ne l’ayant pas franchement condamnée puisqu’il voit en elle une mesure dissuasive difficilement applicable en vertu des lois coraniques qui l’entourent, tenait là le rôle du Vilain : celui qui ne prenait pas la défense de Sakineh. Il n’avait d’ailleurs pas signé la pétition contre la lapidation initiée par BHL, ce qui, dans la vision toujours manichéenne que l’on nous offre, signifiait bien évidemment son adhésion à cette pratique moyenâgeuse. Il fallait donc mettre tout de suite le téléspectateur du bon côté - celui des pratiques non moyenâgeuses - et la présentatrice de l’émission, ayant fouillé dans un livre publié en 1991 par Hani Ramadan, « La femme en Islam », y avait trouvé ce qui lui avait semblé être une Perle : parlant de la femme il évoquait « sa fonction primordiale qui consiste à élever ses enfants ». Diable !
Par un raccourci improbable et pourtant efficace, l’animatrice télévisuelle mettait ainsi dans le même lot obscurantiste l’adhésion aux vertus dissuasives de la lapidation et l’adhésion aux vertus de l’éducation des enfants par leurs mères. Raccourci improbable si on le met à l’épreuve de notre raison - mais justement efficace parce que passant par la partie reptilienne de notre cerveau - il est surtout très éclairant de la manière dont on veut faire passer dans l’esprit des femmes que vouloir élever elles-mêmes leurs enfants avant toute autre préoccupation est d’un autre âge. Parce qu’ici, ce qui nous importe, c’est tout autant l’utilisation de la phrase supposée ringarde du livre de Hani Ramadan pour le diaboliser avant qu’il s’exprime sur la lapidation, que l’inverse, à savoir la relation que l’on impose dans la tête des téléspectateurs : penser que l’éducation de ses enfants pourrait, et même devrait, imposer aux femmes de mettre au second plan d’autres aspects de leurs vies est aussi contraire aux Droits de l’Homme – entendons là, par extension, aux Droits de la Femme – que la lapidation.
Revenons donc à la Perle : « la fonction primordiale d’une femme consiste à élever ses enfants. ». Et posons-nous la question : quelle est la fonction primordiale de l’Humain ? Nul ne le sait, et depuis que l’Homme pense, c’est à dire depuis qu’il est Homme, il se pose la question. Devant cet abîme, et imprégnés de l’humilité qui ne peut que nous conduire à ne pas pouvoir donner une réponse définitive à ce qui reste la première et la dernière question d’une vie honnête, on ne peut que penser que devant notre incapacité à y répondre et quelle que soit cette réponse – destinée évolutive et historique commencée dans un amas de matière ou dessein divin – notre seul devoir, qu’il s’inscrive donc dans l’Histoire ou dans la réalisation d’une volonté qui nous dépasse, est bien de nous reproduire. Mais pas n’importe comment : nous reproduire en implémentant à chaque génération un petit plus, une plus-value pourrait-on presque dire, qui serait le fruit de l’expérience de chacun qu’il aura transmis à sa descendance. Entendons-nous bien : non pas l’expérience puisque celle-ci meurt avec nous, mais son fruit, son essence, le pas de plus qu’elle nous a permis de faire. Voilà donc la fonction primordiale de l’humain ! Pierre par pierre continuer l’œuvre commencée : s’améliorer lui-même, se reproduire puisqu’il est mortel, et donner les clés. Voilà ce qui, sur son lit de mort, devrait apaiser celui qui s’en va : le sentiment d’avoir, son devoir accompli par ses propres réalisations, passé le flambeau à d’autres qui pourront le mener plus loin encore. Il faut Faire et Transmettre. Chacun doit Faire, en fonction de ce qui lui a été transmis - c’est le sens de la parabole des talents – et la femme n’est pas exempte de ce devoir-là. Elle participe de l’avancée du monde, et les luttes des premières féministes qui réclamaient que leur soit donnés les outils pour leur permettre cette participation étaient légitimes, aussi bien au regard d’une vision matérialiste que spirituelle de l’humanité. Et chacun doit Transmettre - au risque de n’avoir fait que pour le néant - et l’homme n’est pas exempt de ce devoir-là. Mais avant de transmettre il faut modeler l’adulte en devenir, préparer le réceptacle du savoir, le rendre capable de cette réception. Un enfant non éduqué ne pourra ni avancer ni transmettre à son tour. Il ne pourra réaliser sa fonction fondamentale d’Humain et fera régresser l’humanité toute entière. Élever un enfant c’est permettre à l’humain qu’il est de devenir lui-même dans toutes ses potentialités. N’est-ce donc pas bien une fonction fondamentale de toute société ? Celui qui l’endosse n’est pas relégué dans l’obscurité d’un monde révolu. Il est au contraire l’éclaireur, celui qui éclaire ceux qui un jour seront devant. Ce rôle-là, Hani Ramadan, à la suite de nombreuses civilisations, le donne aux femmes. Nous devrions en être honorées.