Dans sa décision du 8 janvier 2016, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la constitution l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 qui incrimine la contestation de l’existence de crime contre l’humanité. Il se fonde sur ce que seuls les faits « commis durant la seconde guerre mondiale » sont visés par cette loi.
Hormis les passages où le Conseil procède par simple affirmation, dans ses premiers considérants il invoque à deux reprises le statut du Tribunal militaire international (il s’agit du Tribunal de Nuremberg) annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945 :
1 - Il mentionne que ce Tribunal a été établi « pour le jugement et le châtiment des grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe », et
2 - Il donne in extenso la définition du crime contre l’humanité à laquelle la loi Gayssot renvoi et qui figure à l’article 6 de ce statut de Londres.
Il tranche ainsi implicitement la question de savoir si la loi Gayssot vise exclusivement les faits commis durant la seconde guerre mondiale, ou si, au contraire, sont susceptibles d’être concernés des faits commis avant, par exemple durant la première guerre mondiale en Arménie en 1915, lors du conflit entre Ottomans et Russes, ou après, comme lors de la guerre du Viet Nam, ou plus récemment en Irak. Cela nous semble mériter un examen.
L’objet de la « négation » doit, selon la lettre de la loi Gayssot, répondre à deux conditions cumulatives, l’une tenant à la définition du crime, l’autre à l’auteur du crime.
I. La définition du crime contre l’humanité
Le premier caractère du crime contre l’humanité dont la contestation est réprimée par la loi Gayssot, c’est de répondre à la définition donnée à l’article 6 du statut du Tribunal de Nuremberg. Il faut donc commencer par examiner cet article 6 auquel la loi renvoie expressément. Cette définition est la suivante :
« l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime ».
Il y a donc deux séries de faits. D’un côté les actes inhumains, de l’autre les persécutions.
Il est question, pour les actes inhumains, de la guerre, ce qui semble bien désigner la seconde guerre mondiale, exclusivement. En revanche, les persécutions sont imprécises. Faut-il alors les interpréter à l’aide de la disposition qui les précède ? Est-il concevable que les auteurs de l’accord de Londres aient entendu restreindre la définition des crimes contre l’humanité, concernant les actes inhumains, à la seconde guerre mondiale, et, concernant les persécutions, admettre une conception plus large ? Ou n’est-ce pas au contraire la première restriction qui doit être levée au vu de ce qui la suit ? Quant aux crimes contre la paix, crimes de guerre et complots auxquels il est fait référence, ils sont, dans le statut, énoncés de manière parfaitement abstraite.
Le Conseil commence par se référer au titre de l’accord de Londres. Cela nous semble un argument un peu faible pour fonder une interprétation restrictive de la définition donnée à l’article 6, et, par conséquent, de la loi Gayssot. Celle-ci renvoie à une définition qui figure dans un texte, cela n’emporte pas l’intention de se référer à son titre. Et pour avoir à se référer au titre d’un document il faut commencer par examiner le texte en cause (la définition du crime contre l’humanité figurant à l’article 6 du statut) ; ce n’est qu’en cas de doute que le titre sous lequel figure la disposition en cause peut aider à son interprétation.
D’une manière générale, le rédacteur d’un texte de loi, lorsqu’il a en vue l’incrimination d’un comportement précis, doit donner une définition du cas. Le législateur ne peut pas énoncer directement une sentence, il doit donner un tour général à sa formule. Ce sera au juge, ensuite, en chaque cas particulier, d’opérer la subsomption, de dire si les actes commis correspondent ou non aux prévisions législatives. En l’occurrence, au point de vue, non plus de la lettre, mais de l’intention des auteurs des accords de Londres, personne ne met en doute la volonté ferme et bien arrêtée des Alliés de condamner leur ennemi. Mais précisément, il nous avait semblé que cette intention était inavouable, et que le législateur de Nuremberg avait tenu à la masquer et à procéder de la manière la plus abstraite possible. Par exemple, la formule pour « des motifs politiques, raciaux ou religieux » est une périphrase pour désigner les antisémites et le national-socialisme dans leur lutte contre les juifs pris comme parti (on pense aux bolchéviques, mais les libéraux ne sont pas exclus), comme peuple et comme religion. N’aurait-il pas été curieux de définir le crime contre l’humanité comme celui commis par les nazis contre les juifs ? C’est pourtant ce que nous semble suggérer la récente décision du Conseil.
Et pourquoi le rédacteur de la loi Gayssot, lui aussi enfermé dans la contrainte de rédiger un texte général, en visant une définition qui mêlerait les crimes contre l’humanité en général et spécialement les faits de la seconde guerre mondiale aurait-il entendu ne viser que l’aspect spécial ? Autrement dit, fallait-il comprendre le renvoi par la loi Gayssot à la définition du crime contre l’humanité figurant dans le Statut de Londres comme un renvoi à une définition générale du crime contre l’humanité, ou comme à une définition ne désignant que ceux de ces crimes commis avant et pendant une guerre précise ? Certes, là encore, comme pour Nuremberg, lors de la conception de la loi Gayssot le législateur visait exclusivement le travail de chercheurs qui remettaient en cause, devant l’histoire, les conclusions du jugement de Nuremberg et, plus largement, l’image donnée par les alliés du comportement des allemands. Mais il ne l’a pas fait clairement.
II. L’auteur du crime contre l’humanité
Le second caractère du crime contre l’humanité dont la contestation est réprimée, c’est d’avoir été commis par un auteur précis. La loi prévoit deux cas de figure.
La première branche de l’alternative vise les membres d’une organisation déclarée criminelle à Nuremberg. Il s’agit de crimes commis par les membres du corps des chefs du parti nazi (avec des nuances), de la Gestapo, du SD et de la SS. Elle est donc bien spécifique de la seconde guerre mondiale. Cela exclut toute application extérieure aux événements de cette guerre et cela milite en faveur de la décision de Conseil.
En revanche, la seconde branche est absolument générale, au moins dans sa lettre. Elle vise en effet la « personne reconnue coupable de tels crime par une juridiction française ou internationale ». Cela désigne bien entendu les quatorze personnes déclarées coupables de crime contre l’humanité à Nuremberg (Göring, von Ribbentrop, Keitel, Kaltenbrunner, Rosenberg, Franck, Funk, von Schirach, Sauckel, Jold, Seyss-Inquart, Speer, von Neurath et Bormann). Mais toute autre personne reconnue coupable de crime contre l’humanité par une autre juridiction internationale que celle de Nuremberg, par exemple par la Cour pénale internationale, ou par une juridiction française quelconque, pourrait répondre à cette condition. Même si les faits ont été commis en 1915 contre les populations arméniennes.
Autrement dit, c’est parce que le Tribunal militaire de Nuremberg est une juridiction internationale que les responsables nationaux-socialistes cités plus haut font partie des personnes coupables visées par la loi Gayssot. Dans le cas arménien, il y avait bien eu une décision, qui a été ensuite annulée, mais elle était, quoi qu’il en soit, rendue par une juridiction turque, donc étrangère, donc ne répondant pas à la définition de la loi Gayssot. La limite de l’auteur posée ici est donc générale, car elle vise n’importe quel génocide.
La question essentiellement posée au Conseil portait sur la rupture supposée de l’égalité entre les crimes répondant à la condition de condamnation, et les autres, ayant fait l’objet d’une condamnation par une juridiction étrangère, ou même n’ayant fait l’objet d’aucune condamnation. Le Conseil fait passer cette question au second plan en choisissant une interprétation réductrice de la loi Gayssot.