Le 20 août 1944, lors de la Libération de Paris, le premier bâtiment pris par les résistants fut celui de l’Agence France-Presse. Le groupe de journalistes clandestins qui s’emparèrent de l’immeuble diffusèrent alors une dépêche qui annonçait la parution des premiers journaux libres.
Soixante ans plus tard, l’AFP fait la chasse aux petits sites d’information sur internet, media encore libre et lieu de résistance à un Empire dont le terrain de convoitise, au contraire de l’occupation allemande - visible et que l’on pouvait combattre par les armes - n’est pas sous nos yeux mais en grande partie derrière, insidieux et invasif, modelant nos pensées pour mieux installer son emprise sur le monde.
Nul ne conteste dans nos rangs le droit de vivre aux agences de presse, et nous savons bien que si internet est le lieu de la diffusion et du partage gratuit, cette gratuité masque en réalité une rémunération sonnante et trébuchante à travers la publicité (7,29 milliards de dollars estimés pour l’exercice 2010 rien que pour Google !), et que c’est donc bien avec « du temps de cerveau disponible », pour reprendre une formule célèbre, que nous payons cette liberté.
Mais certains sites, comme le nôtre, cohérents avec leur volonté affichée de résistance au système, refusent toute pollution par la publicité, et mettent leur honneur à respecter un "code internet" tacite : donner la source de chaque article relayé, avec lien menant sur le site d’origine, déontologie du respect des auteurs que nous demandons en retour à toute personne qui relaye nos propres articles.
Parce que "l’esprit internet" est celui-ci : partager informations et connaissances pour en faire profiter le plus grand nombre, diffuser le savoir, élever le niveau de conscience, mettre la science et les savoir-faire à la portée de tous, bref, faire ce qu’un système bien fait devrait promouvoir au lieu de l’entraver : permettre à chacun d’œuvrer à l’intérêt général.
Mais de même que les politiques n’arrivent pas à trouver une façon satisfaisante de rémunérer les auteurs dont les œuvres sont téléchargées par les internautes, ne proposant que des solutions coercitives illustrées par les lois HADOPI, les règles régissant les dépêches d’agence sont devenues obsolètes, et c’est avec un logiciel d’hier que l’AFP attaque les petits acteurs de l’information d’aujourd’hui.
En effet, au temps où n’existaient que la presse papier et quelques chaînes de radio et télévision dont les services étaient rémunérés par les utilisateurs, via achat de journaux, abonnements ou redevance (et déjà par la publicité bien sûr), il n’y avait pas de petits acteurs, et chaque dépêche d’agence, reprise telle quelle ou commentée par des articles maison, alimentait un media qui vivait de ces informations. Elles étaient l’input d’une machine à digérer le réel dont l’output se vendait à son tour.
Aujourd’hui, la technologie internet chamboule ce schéma et il faudra bien que les différents acteurs de la toile trouvent un modus vivendi acceptable par tous. Et ce modus vivendi ne peut pas être celui de la traque aux petits qui se sont servis sur la toile pour redonner plus loin sans rien prendre au passage. L’AFP semble d’ailleurs avoir compris que son intérêt n’était pas la chasse gardée pour ses clients, puisqu’elle-même met en ligne gratuitement ses dépêches : nous ne sommes pas allés cracker son système d’abonnement pour pêcher celles que nous avons relayées.
La célèbre agence va même plus loin, puisqu’elle a pour projet de s’adresser directement au public, faisant ainsi concurrence à ses propres clients, qui, le directeur du Figaro en tête, réclament que l’AFP abandonne alors la subvention de l’État (110 millions d’euros sur un budget total de 270 millions !) qui selon eux lui interdit cette évolution. Mais d’après son président, Emmanuel Hoog, ceci n’a rien à voir avec cela et il en va de l’avenir de l’agence.
En effet, se demandait-il tout récemment : « la troisième agence de presse mondiale peut-elle avoir une stratégie sur Internet, ou doit-elle jouer dans la cour des grands les mains attachées dans le dos ? » (1). Nous y voilà donc ! L’AFP songe à investir l’immense champ de la toile et a décidé, avant de semer ses graines, de faire place nette : une vraie stratégie Monsanto !
Mais nous, nous nous demandons : ces 110 millions d’euros donnés par l’État, par vous et moi, tous contribuables d’une manière ou d’une autre, ne pourraient-ils pas justifier un certain droit pour chacun à se servir, sans but lucratif, pour alimenter cet "esprit internet" qui doit faire partie de l’esprit de demain – espoir d’un monde qui ne soit pas tout mercantile - si on veut que "demain" ait lieu ?
Il semble que cet "esprit internet" soit bien éloigné de celui de l’AFP, qui fait contre lui de la résistance d’un nouveau genre. Pour preuve cette plainte déposée contre Daniel Morel, un photographe naïf et pétri de cet esprit : ayant pris, juste après le tremblement de terre d’Haïti, une photo devenue célèbre, notre homme la poste sur le réseau Twitter, la mettant ainsi gratuitement à la disposition de tous et n’attendant pour tout retour que la reconnaissance de sa paternité. Mais quelle ne fut sa surprise de voir que l’AFP l’avait reprise, la signant de son propre nom ! Il proteste envers l’Agence, qui cesse alors de la distribuer, mais qui porte plainte contre le malpropre qui, en faisant valoir ses droits sans pourtant rien demander en retour, aurait sali son image ! (2) On croit rêver...
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de crier à la censure stricto sensu, ni de contester de manière générale les droits de copyright, mais de constater, qu’au lieu de simplement nous demander par courrier d’effacer les dépêches que nous avons relayées (sans nous en attribuer la paternité comme elle l’a fait elle-même concernant la photo de Daniel Morel), l’AFP nous attaque directement en direction de ce à quoi l’"esprit internet" essaye d’échapper : le porte-monnaie. Et que sa demande de dédommagements - sans autre forme d’avertissement - pour une association sans but lucratifs ni subvention étatique, équivaut à une tentative de mise à mort.
Et si, prenant exemple sur l’AFP elle-même, nous portions plainte contre elle pour avoir, en nous accusant à tort de contrefaçon (alors que les dépêches d’agences ne bénéficient pas de la protection des droits d’auteur) et de concurrence déloyale (alors que notre association n’a jamais prétendu être une agence de presse) sali notre image ?
Mais nous préférons garder nos méthodes et notre "esprit internet", bien plus proche de celui des agences résistantes nées sous l’occupation que de celui de l’AFP dont elle est pourtant l’héritière.