La frappe américaine en Syrie révèle que Donald Trump doit ménager l’opposition et qu’il n’est pas le dictateur que ses adversaires redoutaient, estime l’essayiste Jean Bricmont. Elle met par ailleurs en lumière un nouveau clivage politique mondial.
Jean Bricmont est docteur en sciences et essayiste belge. Professeur à l’Université catholique de Louvain, il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages dont La république des censeurs, Impostures intellectuelles (avec Alan Sokal).
RT : Comment faut-il interpréter l’action militaire décidée par Donald Trump en Syrie le 7 avril dernier ?
Jean Bricmont (J. B.) : Pour l’instant, cela reste une opération éminemment symbolique, qui ne changera pas les rapports de force sur le terrain. Pour cela, il faudrait une vraie campagne militaire contre l’armée syrienne qui déboucherait sur un affrontement avec la Russie et peut-être même sur un conflit mondial. Il est impossible de prédire la suite des événements, mais si l’on en croit les récentes déclarations de Rex Tillerson, cette hypothèse est très peu vraisemblable.
Du point de vue américain, en revanche, le geste de Donald Trump est très révélateur. Le président américain trahit ses électeurs d’une certaine manière : comme l’a dit François Asselineau, c’est un Tsipras américain, qui fait le contraire de ce pour quoi il a été élu. D’ailleurs, un bon nombre de ses soutiens, dont je ne fais pas partie, ont déjà protesté, à l’instar de Nigel Farage au Royaume-Uni. En réalité, il s’agit d’un geste vis-à-vis de l’opposition, c’est à dire des médias, des néoconservateurs du Parti républicain et des interventionnistes libéraux du Parti démocrate, au risque même d’irriter sa base électorale.
Cela est bien la preuve que, contrairement à ce qu’ont pu affirmer ses détracteurs, Donald Trump n’est pas un dictateur ou un nouvel Hitler. Il doit bel et bien composer avec des rapports de force et une opposition très vive. J’étais encore récemment aux États-Unis et les critiques à son encontre sont omniprésentes, dans la presse comme dans les universités.
RT : Que révèlent, selon vous, les réactions favorables à l’action militaire américaine en Syrie le 7 avril dernier ?
J. B. : On constate un alignement des positions qui est extrêmement révélateur. Donald Trump, qui était considéré comme un homme horrible, raciste et sexiste, se voit subitement pardonné grâce à ce bombardement. Comment ne pas voir derrière cela l’absurdité du discours sur les droits de l’Homme ? Nous parlons constamment de nos valeurs, or, dès qu’un bombardement est décidé, toutes les petites phrases politiquement incorrectes sont pardonnées. L’un des exemples les plus parlants à ce sujet est celui de Ségolène Royal, qui s’était indignée des propos grossiers du président américain. Ce dernier trouve subitement grâce à ses yeux et la voilà qui applaudit l’intervention militaire en Syrie.
Selon moi, cela est symptomatique du déclin de l’Occident : il n’y a plus de réflexion, mais un simple discours sur des valeurs à géométrie variable. Si l’on y réfléchit, qu’est-ce que ce bombardement changera concrètement ? Rien. Ils prétendent avoir puni Bachar al-Assad, mais ils n’ont fait que tuer quelques soldats et détruire du matériel. Tout cela se remplace. C’est une absurdité totale : d’un côté, l’indignation pour une petite phrase, de l’autre, les applaudissements pour un bombardement par ailleurs sans impact militaire réel.
RT : La politique internationale et militaire dessine-t-elle un nouveau clivage politique en France et dans le monde ?
J. B. : Ce n’est pas que le clivage gauche-droite a disparu, mais sur cette ligne de division vient se greffer une division transversale entre deux camps. D’un côté, on trouve ceux qui sont favorables au supranationalisme, à la construction européenne, à l’OTAN, à la politique étrangère américaine, à l’interventionnisme... De l’autre, ceux qui défendent la souveraineté nationale, la charte de l’ONU ou encore la non-ingérence.
Ces deux camps couvrent la totalité du spectre politique : la récente intervention américaine en Syrie en fournit un très bon exemple. On trouve dans le premier camp des personnalités très à droite, des sionistes, des néoconservateurs américains, mais aussi des islamistes qui se réjouissent du bombardement américain parce qu’il affaiblit Bachar al-Assad, ou encore la quasi-totalité de la gauche française, à l’exception notable de Jean-Luc Mélenchon. Dans le second camp, le paysage politique est tout aussi vaste, puisqu’il va des communistes jusqu’à l’extrême droite. Au niveau mondial, le premier camp rassemble de l’Arabie saoudite à l’Union européenne en passant par la Turquie ; le second de la Chine à la Russie en passant par l’Iran ou encore la Bolivie.
Chacun de ces deux regroupements va de l’extrême gauche à l’extrême droite. Il n’y a pas, d’un côté, les méchants rouges-bruns, et les gentils humanistes démocrates de l’autre, comme voudrait nous le faire croire une certaine caricature.
RT : L’idéologie atlantiste est-elle en perte de vitesse en France ?
J.B. : La ligne atlantiste domine encore. Mais dans la population – et on le constate de plus en plus – la réaction contre cette ligne est de plus en plus forte. Je ne suis pas convaincu que les partis défendant cette vision du monde rencontreront un énorme succès lors des élections à venir. Les positions atlantistes d’Emmanuel Macron ou de Benoît Hamon finiront par les desservir car les citoyens commencent à en avoir assez.
L’idée que les États-Unis puissent bombarder n’importe où, en s’affranchissant du Conseil de sécurité de l’ONU, est de moins en moins populaire. En Bosnie-Herzégovine, en 1995, l’intervention de l’OTAN sous l’égide des Etats-Unis était populaire. Sans doute l’était-elle également au Kosovo en 1998-1999. En 2003, en Irak, l’action américaine a suscité de nombreuses critiques, ainsi qu’en 2011 avec la Libye... Les Etats-Unis essaient de nouveau de passer en force sur la Syrie, mais on voit bien que leurs initiatives sont de moins en moins populaires, et cela, dans la majorité des pays du monde.
RT : Dans l’hypothèse d’un second tour Macron-Le Pen en France, l’opposition entre un candidat plutôt atlantiste et une autre, plutôt souverainiste, peut-elle compter pour les électeurs ?
J. B. : Ce sont des questions qui auront leur importance, mais si ces deux candidats se retrouvent face à face au second tour de la présidentielle française, nous assisterons sans doute à un raz-de-marée médiatique en faveur d’Emmanuel Macron, digne d’une véritable propagande soviétique, comme le disait Jean-Marie Le Pen.
Les électeurs ont été conditionnés à considérer Marine Le Pen comme « fasciste » – bien que je ne compte pas du tout parmi ses soutiens, je suis obligé de dire que tel n’est pas le cas. Le traitement médiatique de Marine Le Pen est similaire à celui de Donald Trump aux États-Unis : il est faux d’affirmer que l’un ou l’autre aurait comme projet d’instaurer une sorte de dictature. Dans un tel contexte, je crois qu’Emmanuel Macron l’emporterait haut la main.